Pourquoi est-on prêt à tenir 4H30 au cinéma pour « City Hall » ?
Défenseure activiste du Sun Spirit, proclamant à tue-tête qu’A stands…
Frederick Wiseman, adepte de la vie institutionnelle américaine, signe son film le plus engagé politiquement : 4h30 de véritable comédie beckettienne dont la pédagogie implacable passe par l’immersion totale au sein de la démocratie de Boston.
Pour s’attaquer à un sujet aussi vaste que l’institution américaine et son organisation au sein de ses villes, il faut choisir un angle, préciser son sujet d’étude. Pour City Hall, Wiseman choisit sa ville natale de Boston, capitale de l’État du Massachusetts, et sa population de plus de 692 000 habitants composée de communautés Blanches, Noires, Hispaniques, Asiatiques et Amérindiennes.
À l’image de la ville et de sa diversité, les histoires de vies documentées par City Hall sont un immense patchwork de ce qu’est véritablement l’Amérique. Tous les sujets chers à Wiseman, et qu’il a déjà étudiés, y sont abordés : loger les plus précaires (Public Housing, 1997), la police (Law and Order, 1969), le corps militaire (Basic Training, 1971), les conditions de travail des infirmières (Hospital, 1969), l’accroissement continuel du nombre d’élèves en établissements scolaires (High School II, 1994), les conditions de vie des sans-abris (Welfare, 1975), ainsi que celles des femmes battues (Domestic Violence, 2001), entre autres.
Portrait d’une Amérique mise à nu
Chacun de ces sujets est abordé via le prisme des actions politiques et sociales de la Mairie, filmées avec une sincérité et une neutralité qui les rendent d’autant plus humaines et touchantes. On passe par un panel d’émotions aussi vaste que la communauté qui nous est dépeinte : on sourit avec tendresse face à un mariage lesbien officié par une élue à la mairie pleine de bonne volonté ; les larmes nous surprennent devant les récits des vétérans des différentes guerres auxquelles l’Amérique a pris part ces 100 dernières années – notamment le récit de Kurt Power partageant ses traumas de guerre, son face-à-face avec la mort et la difficulté du retour à une vie « normale » ; la colère et la frustration nous envahissent devant les retombées de la politique trumpiste, qui démolit tous les acquis de 50 ans de lutte pour les droits civiques…
On explore ensuite les conditions de vie difficiles des personnes âgées, les problématiques qui découlent du manque de législation concernant les armes à feu, la difficulté de l’entrepreneuriat pour les hommes et femmes de couleur, la légalisation du cannabis et ses retombées sur la communauté, le traitement des animaux en fourrière…
Le visage de la démocratie bostonienne
En poussant le détail au plus loin, en illustrant le plus fidèlement, humainement, factuellement possible la très vaste étendue de la diversité de la population de Boston, Wiseman réussit l’impossible : démontrer tout ce qui oppose les nombreuses communautés bostoniennes pour obtenir l’implacable mise en avant de tout ce qui les lie et les unit en une seule communauté fonctionnelle et soudée. La ville est à l’image de la démocratie définie par Abraham Lincoln dans son discours de Gettysburg, soit « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Cette démocratie a un visage, un homme aux allures de héros du cinéma qui incarne tout au long du documentaire le peuple, comme un fil rouge : Martin J. Walsh, maire de Boston.
Descendant de la classe ouvrière catholique irlando-américaine, Walsh est la voix des citoyens, il revendique haut et fort l’engagement de la Mairie et ses institutions envers sa population. Véritable orateur, homme du peuple, humble et déterminé, il partage au quotidien sa prise de conscience sur ce qu’il peut apporter à sa ville. L’une de ses interrogations principale est notamment « Comment célébrer ce qui nous unit ? ». La réponse ? Par le partage, et le storytelling en tant que récit pour expliquer et convaincre.
Pour ce faire, Walsh n’hésite à rappeler avec sincérité son histoire à chaque occasion publique, il aborde son vécu en lien avec ses origines, il partage sa gratitude en tant que descendant d’immigrés mais également, chose plus rare, son alcoolisme. L’homme décrit sans filtre ce passage sombre de sa vie, ses 23 ans de participation aux réunions des Alcooliques Anonymes. Il met l’accent sur le rôle des institutions qu’il représente : apporter de l’aide et une véritable écoute au peuple. L’homme politique apparaît comme une sorte de miroir du cinéaste qui le filme et avec qui il partage finalement le même objectif, à savoir « enseigner aux gens comment gouverner ».
Un film trop long, vraiment ?
Mais alors, 4h30 c’est long comment ? Très long ? Trop long ? Elles passent au contraire vite, si l’on accepte d’emblée la densité de ce que l’on s’apprête à voir. Elles ne semblent alors plus insurmontables mais plutôt nécessaires pour rendre justice à un sujet aussi profondément humain, humaniste et essentiel : le sort du peuple à travers la politique qui le gouverne. Pour citer Martin J. Walsh : « Je sais que Boston ne résoudra pas les problèmes des États-Unis, mais il suffit d’une ville ». En ce sens, City Hall apporte une pierre considérable à l’édifice à travers son portrait de l’art-civique et de la résilience.