Professeur de lettres à ses heures perdues et inconditionnel du…
Prix Orizzonti du meilleur acteur à la 78ème édition de la Mostra de Venise, White Building, le premier long-métrage de Kavich Neang, produit par Davy Chou (Diamond Island), sort enfin dans les salles françaises. Un voyage au Cambodge, martyr du capitalisme étranger.
Thierry : Salut Kavich, merci d’avoir répondu à notre invitation. Comment vis-tu ces quelques jours à Paris ?
Kavich Neang : Très bien, merci. Entre les avant-premières, les interviews et les amis… Autant dire que je suis débordé. En fait, ce n’est pas la première fois que je viens à Paris. J’y suis venu il y a maintenant quelques années de cela, c’est une ville que j’apprécie beaucoup.
T. : Tout d’abord, peux-tu expliquer au public français ce qu’est ce fameux « White Building » ?
KN. : Alors, il s’agit du fruit d’un travail russo-cambodgien, plus précisément de Lu Ban Hap et Vladimir Bodiansky, deux architectes qui ont conçu le bâtiment en 1953. Symbole fort de l’architecture moderne, je le qualifierais même de monument historique. Il a quelque chose d’unique, une part de singularité selon mon point de vue.
T. : L’envie de devenir cinéaste était débordante : tu as déclaré lors d’une interview au Festival Art of the Real de New-York en 2019 que tu as écrit ton premier script à l’âge de 16 ans. Qu’est-ce qui t’as poussé à devenir réalisateur ? Quelle ont été les motivations ? Pourquoi le cinéma ?
KN. : C’est assez curieux car étant plus jeune, je n’envisageais rien de particulier. Après le baccalauréat, j’ai rejoint une troupe de danseurs traditionnels, je ne pensais pas spécialement faire carrière dans ce domaine. Un jour, un studio recherchait une personne pour la prise de son, le montage et le cadrage… Une personne multitâche en somme. J’ai tenté ma chance. Puis de fil en aiguille, j’ai fini par y prendre goût, je voulais assouvir ma curiosité. Je me suis rendu compte à ce moment-là que je voulais en faire mon métier, que c’était la meilleure façon de raconter des histoires. Malheureusement, l’industrie cinématographique au Cambodge n’est pas si développée. D’autant qu’aucun établissement scolaire ou universitaire n’est dédié à ce domaine.
T. : Peux-tu parler des premiers films que tu as vus ?
KN. : Je ne me souviens pas vraiment des films de mon enfance, mais je peux te dire avec certitude que ma révélation c’était Taxi Driver de Martin Scorsese. Je devais avoir 20 ans. J’ai ensuite découvert un sentiment nouveau en regardant des films au cinéma. Je ne m’étais jamais senti aussi proche, une sorte d’intimité aussi abstraite soit-elle. Cette découverte, notamment avec le cinéma américain, m’a permis de comprendre comment le réalisateur place la caméra et choisit le format, comment on raconte les histoires et dirige les acteurs.
T. : Si tu devais choisir un réalisateur fétiche ?
KN. : Oh ! J’en ai plusieurs à vrai dire ! (rires) Eh bien, je citerais… Abbas Kiarostami, Hou Hsiao Hsien et Achitpong Weerasethkul.
T. : Tu as réalisé le court-métrage New Land Broken Road en 2018 – l’histoire de trois danseurs à la recherche d’un téléphone – qui semble être la matrice de White Building, ainsi que ton premier long métrage Last Night I Saw You Smiling, qui traite également du même thème. Peut-on parler de trilogie ?
KN. : Les deux films que tu viens de citer n’étaient initialement pas prévus. Je me projetais plutôt sur une fiction à propos du White Building. Le projet avait commencé en 2016. Cependant, l’annonce de la démolition du bâtiment quelque temps après nous a, mon producteur et moi, complètement ébranlé. De ce fait, j’ai suggéré à mon producteur que nous devrions aussitôt commencer à tourner quelques rushs, c’est-à-dire filmer le bâtiment, ses alentours et ses habitants sachant qu’ils pourront nous être utiles pour le film. Résultat : des heures et des heures de tournage.
Nous avions alors tenté de monter quelque chose à partir de ces rushs et trouver des financements. Dès lors, le projet a pu naître et s’est développé naturellement. Petit bémol : le White Building n’existait plus. J’ai dû modifier le script à plusieurs reprises tout en prenant en considération sa destruction. Il fallait sans cesse naviguer entre le passé et le présent, c’était un véritable challenge pour moi.
T. : 50% fiction, 50% documentaire. Un film hybride donc ?
KN. : Tout à fait.
T. : Le White Building est le leitmotiv de tous tes films. Plus qu’un bâtiment, une valeur sentimentale. Que peux-tu me dire à ce sujet ?
KN. : Pour moi, réaliser ce film était une sorte de voyage temporel. Tout était question de souvenirs sans pour autant les trahir. Curieusement, il m’arrive parfois de rêver de la destruction du bâtiment. Et là, c’est la confusion entre passé et présent.
T. : La plupart des acteurs et figurants dans le film sont amateurs. Comment s’est déroulé le casting ? As-tu rencontré des difficultés de tournage ?
KN. : En fait, je me suis énormément inspiré de ma vie personnelle. On peut dire en quelque sorte que le film est semi-autobiographique. J’essayais de me remémorer de ces souvenirs enfouis parfois nébuleux. C’est là toute la difficulté du travail. J’ai volontairement mis en avant la relation que j’ai avec mon père, je me rends compte de ce contraste flagrant entre la génération de nos parents et la nôtre. Nous devons respecter nos aïeux même s’ils ont parfois tort. L’« acteur » qui interprète le rôle du père dans le film incarne parfaitement la figure paternelle que j’ai connue.
T. : Et pour les autres acteurs ?
KN. : Concernant les autres acteurs, j’avais organisé un casting de personnes que je cherchais mais nous étions à court de temps. Alors, il a fallu se dépêcher. L’acteur principal, Piseth Chhun, est un ami proche, aussi très actif dans la danse. Il a d’ailleurs joué dans mes précédents films. Cela m’arrangeait un peu. La vision pour laquelle j’optais était censée être la plus naturelle possible, un conflit entre la réalité et les souvenirs. J’insistais à ce que les « acteurs » soient, dans la mesure du possible, aussi ressemblants tant sur le caractère que sur le physique, des personnes que j’ai connues, d’où un tournage difficile. Il a fallu que je rompe cette frontière entre souvenir et réalité.
T. : La ville de Phnom Penh est en pleine ébullition et reconstruction. Comment vis-tu ce changement radical ?
KN. : Je suis né à Phnom Penh. On vit dans un pays en développement et les choses évoluent à une vitesse ! Des constructions d’immeubles par-ci, par-là. Je me sens à la fois spectateur mais aussi témoin de ce changement et du futur. Je me pose cependant la question, en termes d’évolution, si la mentalité des habitants de Phnom Penh restera identique à celle des buildings. Le constat démontre le contraire.
T. : D’après le site du Ministère de l’aménagement et du territoire, un budget autour de 70-80 millions de dollars est prévu à la reconstruction de ce bâtiment. Les architectes désormais japonais envisagent des nouvelles infrastructures : des immeubles de 21 étages avec parking à 3 niveaux, et un niveau consacré au shopping. Que penses-tu de ces aménagements ?
KN. : À titre d’information, les japonais ont acheté les immeubles aussitôt revendus aux malais qui prévoient de construire un casino. À vrai dire, je ne sais pas si c’est une bonne ou mauvaise chose. On ne peut pas arrêter ce changement étant donné que le Cambodge fait partie de ces pays en développement… Tant que le prix de l’immobilier proposé est plus que raisonnable et qu’il permet aux anciens ou aux nouveaux résidents de vivre aisément, oui. Mais dans un autre sens, il y a quand même une attache sentimentale et tout un contexte historique.
T. : L’exode rural se poursuit, il y a un va-et-vient permanent. Ce schéma se produit sans cesse. Peut-on trouver une alternative possible à ce problème ?
KN. : (Il réfléchit) Je fais partie de cette génération qui est en permanence confrontée à ce passé traumatique. Je pense à nos parents qui ont longuement souffert tant sur le plan physique que psychologique et font face à cette difficulté à aller de l’avant. Le film illustre, je pense, ce problème auquel tous les jeunes sont confrontés. On devrait être plus souple et ouvert quel que soit le sujet. Quand bien même les problèmes peuvent être résolus, je trouve cette situation difficile. Tout ce que je pouvais faire, c’était de réaliser ce film, telle une échappatoire. Cela m’a permis d’exprimer à quel point la situation était laborieuse.
T. : La démolition, filmée à la fin du film, est issue d’un enregistrement avec une caméra. De nombreux médias y ont consacré des articles concernant ce monument historique. Quand cette démolition a-t-elle eu lieu ? Peux-tu exprimer ton sentiment vis-à-vis de cette destruction ?
KN. : L’émotion est toujours aussi présente et palpable. Concernant l’enregistrement que tu viens d’évoquer, j’ai longuement hésité à le placer dans le film… Puis, de fil en aiguille, je me suis dit qu’il en valait la peine. En fait, j’étais face à un problème psychologique. Il fallait faire face à la réalité. J’étais confronté à moi-même. Il fallait que je me batte intérieurement. Je me souviens de la démolition. J’étais figé. Je ne pouvais plus bouger jusqu’au moment où je me suis dit qu’il fallait que je ne rate à aucun moment cette démolition.
T. : Hormis cette conscience sociétale, tu as une grande attache culturelle et notamment musicale. La première, je pense à la scène des trois garçons et des trois filles à moto. Fais-tu référence à la chanson Jeas cyclo de Yos Olarang ? (ndlr, icône du rock garage cambodgien dans les années 50 et 60, qui fait l’éloge de la drague dans cette chanson). Et la deuxième, Skohl Ros Snae (ndlr, initialement chantée par Ros Srey Sothea, considérée comme la voix d’or du Cambodge) lorsque l’actrice Jany Min prend le micro sur scène au bar. Que ces chansons inspirent-elles pour toi ?
KN. : (Rires) Il n’y a pas de lien mais juste un souvenir quelconque. Je me souviens avoir salué des filles à moto avec mes amis, une situation similaire. Ce sont les choses de la vie quotidienne ! Ces « vieilles » chansons dégagent toutefois des émotions fortes et nostalgiques. Elles parlent également d’histoires d’amour très attachantes. Il m’arrive d’écouter des morceaux de Sin Si Samouth et Ros Srey Sothea, qui sont mes chanteurs préférés au passage. Ils figurent toujours dans mon répertoire musical.
T. : Le cinéma cambodgien a connu son âge d’or dans les années 60-70 avant l’arrivée des Khmers Rouges. C’était une époque triomphante. Si je te dis : Ly Bun Yim, Lim Keav, Kong Sam Oeurn, Vichara Dany, Chea Yuthan, Nop Nem, Dy Saveth, Virak Dara… Que ces noms évoquent-ils pour toi ?
KN. : Tous ces acteurs avec autant de charisme, ces réalisateurs si créatifs et talentueux… Ils évoquent beaucoup d’inspiration pour moi.
T. : Tu as fondé la Anti-Archive avec Davy Chou (ndlr, producteur du film), également connu pour son magnifique Diamond Island, et Steve Chen. Peux-tu nous parler de cette fondation ?
KN. : Alors, on l’a fondée en 2014. Comme je l’ai évoqué, l’industrie cinématographique au Cambodge est très sommaire pour ne pas dire pauvre. Si tu veux produire ou réaliser un film, c’est une histoire sans fin. Le passé, point de convergence, nous a permis de se réunir. Quand tu vis dans un pays comme le nôtre, la notion de temporalité est complètement ébranlée. Raison pour laquelle on l’a appelée Anti-Archive, cela permet de s’interroger sur la notion du passé, des souvenirs, ce qu’ils symbolisent pour chacun.
T. : Ton film a remporté le prix Orizzonti du Meilleur Acteur à la dernière édition de la Mostra de Venise. Mes félicitations. Une véritable consécration. Est-ce que tu t’attendais à une telle récompense ?
KN. : À aucun moment pour être honnête car venant d’un pays où il n’y a quasiment pas de financement pour les jeunes réalisateurs, pas de films indépendants, ni d’écoles consacrées au cinéma… Je ne viens pas non plus d’une famille d’artistes. J’ai été séduit par l’univers du cinéma. Je ne suis qu’un simple et modeste jeune réalisateur.
T. : Des nouveaux projets en vue ?
KN. : Oui. J’ai un nouveau projet en vue, plus aucun rapport avec le White Building. J’aimerais faire quelque chose de différent. Ce sera un drame centré sur un problème générationnel entre les parents et la nouvelle jeunesse cambodgienne.
T. : Pour finir, la question signature chez Arty Magazine : quelle est ta définition d’un artiste ?
KN. : Je dirais que son but est de raconter des histoires. Il y a aussi l’idée de transmission, sans oublier bien entendu la communication entre le réalisateur et le public, le message que le réalisateur souhaite véhiculer auprès du public.