Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Disponible en streaming gratuitement sur France TV jusqu’au 13 juillet, J’ai perdu mon corps est parvenu à s’imposer grâce à la conviction visionnaire de son réalisateur Jérémy Clapin. Rencontre avec un outsider passionné.
J’ai perdu mon corps incarne la naissance d’un nouvel espoir pour le cinéma d’animation français. Plus précisément, celui qu’un film avec une vision mature et adulte puisse s’imposer là où Pixar, Disney et Illumination damnent le pion à tout un secteur, avec de puissantes fables modernes, mais tous publics. Le pitch du premier-né de Jérémy Clapin, comme l’avoue à demi-mots le réalisateur, n’est pas vendeur : une main part à la recherche de son corps à travers Paris. Mais c’est sans compter sur sa poésie à couper le souffle et sa vision sensorielle de la capitale.
Deux zinzins de l’animation vs. le reste du monde
Adapté du roman de Guillaume Laurant, scénariste et collaborateur régulier de Jean-Pierre Jeunet, le métrage n’offre aucune concession à son matériau de base. Si bien que l’aventure a connu des débuts budgétaires difficiles et fait fuir de nombreux co-producteurs potentiels, qui peuvent aujourd’hui s’en mordre les doigts. Marc du Pontavice, papa des Zinzins de l’espace et d’Oggy et les cafards, a joué cartes sur table en finançant le projet en intégralité via sa société Xilam Animation.
J’ai perdu mon corps, c’est donc aussi l’histoire d’un réalisateur et de son producteur en passe de gagner leur pari au nez et à la barbe des frileux. Distribué par Netflix à l’étranger, le film est dans la shortlist pour l’Oscar du meilleur film d’animation, soutenu dans son lobbying par le géant américain. On croise les doigts.
Marin : Salut Jérémy. Aujourd’hui, on retient l’accueil dithyrambique pour J’ai perdu mon corps dans différents festivals dont Cannes et Annecy, mais je crois savoir que les débuts du projets ont été ardus…
Jérémy Clapin : Effectivement, c’est un projet qui a mis du temps à se monter avec des financements qui n’arrivaient pas. À un moment donné, on a pris la décision d’y aller même si on n’avait pas les sous, ce qui signifiait faire des efforts pour moi, mais également pour mon producteur (Marc du Pontavice, ndlr) qui a mis la moitié du budget en fonds propres. On parle quand même d’une période de sept ans.
M. : Et c’est à Cannes que tout a réellement commencé à se débloquer…
J.C. : Personne ne s’intéressait à ce film avant Cannes. Charles Tesson, le délégué général de la Semaine de la Critique, a poussé à fond le film et on a eu une visibilité incroyable : on ne parlait plus d’animation mais de film, plus de voix mais d’acteurs. Au festival, on a eu un retentissement au-delà de toutes nos espérances.
M. : Quand j’ai découvert le film à Cannes, j’ai été happé par les thématiques sociales et l’errance urbaine qui m’ont immédiatement fait penser à Tokyo Godfathers. C’est une référence ?
J.C. : Oui, Satoshi Kon est une énorme référence pour moi. Je me sens très proche de son côté pas idéaliste, sa manière de filmer une ville sale, par exemple avec Tokyo Godfathers dans les poubelles avec les clochards, comme dans mon film où Paris est vu du trottoir, du caniveau, du métro, des rails, ou encore des rats. Ce n’est pas le Paris que l’on pourrait vendre en carte postale. Ce sujet me permettait de traiter un Paris moins idéalisé. J’ai toujours vécu en banlieue, mon Paris ressemble à ces espaces-là, avec les ponts tagués au-dessus du périphérique, des bâtiments toujours en construction. Je me sens plus à l’aise pour faire naître la poésie dans des espaces très quotidiens qui ne lui laissent habituellement pas cette place.
M. : Cette vision moins idéalisée est permise grâce au point de vue à ras-la-terre du personnage de la main. Comment l’as-tu conçue, cette main ?
J.C. : Le personnage était dans le roman. Cette main qui refusait de mourir et qui partait à la recherche de son corps me fascinait. Marc du Pontavice m’a appelé parce que dans mes courts métrages il y a toujours un élément fantastique qui vient percuter le réel. J’aime ce pas de côté qui permet de réinterroger la réalité sous un autre angle, et aborder des thématiques moins frontalement que s’il n’y avait pas cet élément perturbateur. C’est ce fantastique que j’aime.
M. : On a aussi peu l’habitude de voir un protagoniste comme Naoufel le livreur de pizza ?
J.C. : Ce sont des personnages qui sont proches de moi, un de mes meilleurs potes était livreur de pizza. J’avais l’impression d’en être un quand je le voyais avec une tâche de sauce tomate et qu’on mangeait des pizzas gratuites. Je trouve que c’était une chance d’avoir un personnage issu de l’immigration, pour lui raconter une autre histoire que celle de son immigration, on ne les voit que rarement au cinéma dans leur émancipation personnelle ou dans une histoire plus universelle. J’avais besoin de quelqu’un de déraciné, qui n’était pas à sa place, d’un exilé de l’enfance. Le Maroc représentait bien ce paradis perdu, mais je n’en fais pas le sujet.
M. : Il y a cette scène extrêmement touchante dans un hall d’immeuble où Naoufel devient bien plus qu’un personnage, mais une part de nous-mêmes ?
J.C. : J’ai inventé la profession de livreur de pizzas et la sensibilité sonore au monde de Naoufel. Il se passionne à enregistrer les sons, ça m’a amené à cette rencontre inattendue avec la voix de Gabrielle à travers l’interphone. Ça m’intéressait de partir du factuel avec une livraison de pizza ratée à cause d’une porte qui ne s’ouvre pas, et d’en faire naître la poésie. Je voulais faire se rapprocher ces deux personnages qui n’étaient pas sensés se rencontrer de manière romantique. D’un coup, il y a une complicité à 35 étages d’écart qui s’installe. Leur étrangeté les rapproche, et la discussion bouscule suffisamment Naoufel pour qu’il reprenne son destin en main. J’aimais la pudeur de cette scène-là.
M. : L’inattendu et la surprise de cette rencontre est à l’image du film ?
J.C. : Oui, comme les gens ne sont pas préparés à voir de la poésie derrière un morceau de corps. Derrière la réalité d’une cité un peu dure, un peu sale, en construction, se cache la promesse d’une charge poétique. Derrière une rencontre quotidienne, l’humain permet de de l’emmener ailleurs.
M. : La poésie arrive aussi par la musique, comment la collaboration avec Dan Levy de The Dø s’est-elle faite ?
J.C. : On a travaillé un an ensemble, ça a été une vraie rencontre artistique et humaine. Il m’a d’abord envoyé vingt minutes de musique libre qui correspondaient à sa vision du film, avec déjà un thème fort, un mélange d’organique et d’électronique. C’était l’environnement musical dont je rêvais. Il fallait emmener cet univers urbain réaliste vers quelque chose de cosmique, qu’il fasse naître du conte, qu’on traverse un Paris qui soit de l’ordre de la science-fiction. Je voulais qu’on décolle au-dessus de la ville.
M. : Et le sound design a la part belle dans le film…
J.C. : C’est nécessaire comme Naoufel a une appétence pour le son et que la main est dans le registre du tactile. À chaque fois qu’elle touche quelque chose, je dois le faire exister par le son des contacts. Sa façon d’entendre le monde, que l’on imagine très basse, n’est pas la même que nous. Il y avait un langage sonore à travailler et une transfiguration du son pour qu’il devienne un voyage à travers les oreilles d’une main. Je voulais que le sound design puisse se mélanger à la musique, se perdre dans la ville et rejaillir quand on ne l’attend pas. J’avais besoin de ce vocabulaire-là.
M. : Qu’est-ce que je peux te souhaiter pour la sortie en salles ?
J.C. : Que le film rencontre son public. Ce serait un encouragement incroyable à la prise de risque, mais surtout en la croyance que l’animation ne peut pas seulement se cantonner à de gros budgets pour tous publics, que l’animation puisse exister sur le terrain d’un quotidien aussi dur que poétique. À part moi, je pense aussi à toute la jeune génération de réalisateurs qui veut faire des films d’animation plus adultes. Aujourd’hui, c’est surtout l’industrie qui fixe les contraintes, si le film marche, peut-être qu’on laissera davantage faire les auteurs.
M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?
J.C. : Je me suis toujours considéré davantage comme un artisan, mais aujourd’hui c’est important d’avancer ce mot-là pour peser. Je suis un artiste mais j’ai du mal à l’admettre car c’est un peu pompeux. La seule manière de se faire entendre c’est de donner du pouvoir à ce nom-là. Notre rôle en tant qu’artistes, c’est d’amener du chaos dans le système. On est là pour bousculer le formatage, le conditionnement, le prévu d’avance. Il ne faut pas avoir peur de la différence ou du bizarre, parce que finalement c’est grâce à ça qu’on existe. Le film existe parce qu’il est différent.