Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Pierre Rochefort a sorti la réédition deluxe de son album Brumance le 26 février 2021, disque-voyage mâtiné de hip-hop et de chansons à texte.
On le connaissait sur grand écran pour ses rôles dans Un Beau Dimanche (2013), Nos Futurs (2015) et Ma Famille et le loup (2019), mais c’est sous la casquette de rappeur et parolier que Pierre Rochefort revient sur le devant de la scène avec son disque-concept Brumance. Échangeant les textes des autres pour sa plume chargée de spleen, l’artiste ausculte le boom bap avec un goût des mots tout personnel.
Son amour du rap des années 90, les passerelles avec le jeu d’acteur, le sample inavoué de sa tante ou encore son entourage de studio… Le grand rêveur au flow sensible nous ouvre les portes de sa Brumance entre clarté intellectuelle et vapeur mélancolique, folie douce et humour communicatif. Le témoignage d’un artiste intègre que l’on ne saurait enfermer dans une case.
Marin : Salut Pierre. Comment vas-tu dans cette période si particulière ?
Pierre Rochefort : Écoute, je dois dire que ça va plutôt bien. C’est très compliqué en tant que comédien, parisien et être humain en ce moment, tout est nouveau. On ne fait que s’adapter au fur et à mesure et essayer de comprendre tant niveau sanitaire qu’en tant que citoyen comment on peut s’en sortir dans tout ça. Mais ça va bien, parce qu’il y a une sorte de repli sur des choses simples, sur comment organiser une journée, continuer à créer et être inventif. Ça me fait du bien, en tout cas je me débrouille dedans.
M. : Beaucoup d’artistes ont profité de ce temps donné pour créer. La période a été productive pour toi ?
P.R. : Ça a été mitigé. La première version de Brumance est sortie le 12 mars 2020, pile poil au moment du 1er confinement, et du coup je me suis demandé comment ressortir l’album de manière originale, avec de nouveaux titres, en faisait un lifting de la cover. Je dois dire que je me retrouve dans un moment où je n’ai plus envie de travailler tout seul comme je l’ai toujours fait. J’ai souvent été dans une bulle avec mes amis et camarades beatmakers et artistes. J’ai besoin de sortir de cette bulle en me confrontant à un risque, celui de travailler dans l’inconfort de quelque chose que je ne connais pas. Pour ça, il faudrait soit que je trouve un label, soit un réalisateur d’album. J’ai juste envie de travailler d’une autre manière et de remettre les compteurs à zéro.
M. : Tu expliques justement que « Brumance, c’est franchir des obstacles, escalader des montagnes, gravir les marches quatre à quatre sans prendre le temps de souffler. » D’où vient ce mot, cette envie ?
P.R. : J’ai toujours été fan de mots, de sonorités, de jouer avec. Je voulais définir une sorte de sentiment qui pouvait se rapprocher de la saudade en la définissant à ma manière. Ce sont les nuages autour de soi, quand on du mal à avancer dans la vie, quand tout est flou, cette brume qui peut être aussi romanesque, amoureuse et douce en même temps. Le « ance » donne le côté flou. « Brumance » est né comme ça. C’est aussi un petit cours d’eau qui coule dans l’Yonne.
M. : Il y a cette notion de voyage très présente dans ton album, comme l’eau coule et transite, avec le titre Carte Postale notamment. Tu as pensé ton album comme un voyage ?
P.R. : Oui, je crois que j’ai toujours voulu emmener en voyage. J’aime les album-concepts où il y a une part de personnalité de l’artiste qui échappe entre les chansons. Ça m’a toujours plu. À chaque fois que je compose un album, je pense à un lien entre les chansons pour que ce ne soit pas juste « plage 1, plage 2, plage 3… » Même si « plage », ça fait déjà penser au voyage (rires). Ça a toujours été dans ma volonté de faire une sorte de parcours. Après, il se trouve aussi que je compose mes chansons sans penser à celles qui vont venir après, c’est une sorte de fil rouge qui s’imbrique au fur et à mesure.
M. : Comment as-tu conçu la continuité de ce voyage ?
P.R. : Pour Brumance, c’est le travail avec Philippe Bozec. Je lui ai dit que j’avais écrit des textes à propos d’un terme que j’aimais bien et il m’a apporté ces trois productions qui composent l’ossature de Brumance. Et d’un coup, l’album tient tout seul grâce à ce terme et cette tentative de définition poétique.
M. : On passe de la mélancolie au rire selon les morceaux. Finalement ce sont les émotions qui en sont les destinations ?
P.R. : J’ai l’impression de mettre à nu une période de mon existence, mais qui peut toucher plein de monde. Aujourd’hui, on est dans une sorte de brume artistique, on ne sait pas trop ce qui va se passer. Ça se ressent dans Carte Postale qui est un morceau très lumineux avec ce postulat « on va s’en sortir ». On est traversé par mille émotions dans la vie, certaines que l’on comprend, d’autres que l’on ne comprend pas, ou que l’on veut comprendre et d’autres pas. Ça se ressent aussi sur le morceau Griselda qui est plus le coup de matraque derrière la nuque, où d’un coup rien ne va plus, et on cherche à y voir plus clair.
M. : Une partie du voyage est musicale avec l’utilisation de samples. Quelle est ton approche ?
P.R. : C’est la même volonté de faire voyager et d’apporter quelque chose d’un peu incongru. Sur mon précédent album, j’ai un pote qui raconte une blague sur un titre. C’est un peu pareil. Ça fait partie du petit côté mystérieux et intime de ce voyage qu’est Brumance. Pour les samples, je travaille toujours en collaboration avec des beatmakers parce que je n’ai jamais été doué dans la MAO, je n’arrive pas tant à produire, mais je bosse en tant qu’arrangeur avec eux. On réfléchit beaucoup à l’agencement et à l’addition des morceaux. J’ai voulu travailler sur cet album avec un compositeur qui s’appelle Frédéric Tahar, qui a fait la plupart des morceaux sur la première version de Brumance. Sur la seconde version, il y a d’autres morceaux et d’autres producteurs. Frédéric m’amène à la fois cet univers pop-rock, parce qu’il vient de là, et en même temps du hip-hop, parce qu’on a été nourri de cette musique. Tous les samples c’est un DJ qui s’appelle LP2, un grand amoureux des platines.
M. : Il y a aussi des samples de voix, certaines identifiés, d’autres mystérieuses et que j’imagine plus personnelles. Notamment cette vieille dame qui ouvre avec philosophie le morceau C’est étrange : « Les jours passent et ne reviennent pas. »
P.R. : C’est la voix de ma tante ! C’est quelqu’un de magnifique avec une vie un peu particulière, elle m’a toujours touché. Je crois que mes goûts de la poésie et des mots vient d’elle. Elle a une manière de s’exprimer qui est dans les nuages, parfois on ne sait pas si elle est consciente de ce qu’elle dit ou des petits accidents de langue qu’elle fait. Je l’ai enregistrée à son insu et c’est comme ça qu’elle est arrivée sur C’est étrange.
M. : Elle sait qu’elle est dans l’album ou pas ?
P.R. : Elle ne le sait pas, il faut que je lui dise. Je ne sais pas comment elle va le prendre (rires).
M. : On va parler de ton collaborateur plus officiel Frédéric Tahar. Comment avez-vous travaillé sur Brumance pour que les productions sonnent aussi vintages et actuelles ?
P.R. : Je pense qu’on est vintage dans l’intention. Ce que j’aime dans le rap, c’est le boom bap des années 90, cette sonorité un peu crade de l’East-Coast new-yorkais. J’ai envie de sentir ce côté polar jazzy avec des vieux samples de soul, de jazz et de swing. C’est une chose qui me tient encore. Et en même temps, on appuie sur une autre touche plus moderne, et tout se marie. C’est ce qu’on essaie de faire avec l’intention première de rendre hommage à cette musique que j’aime tant, le hip-hop « à l’ancienne ». C’est un atout de Frédéric, qui par ses inspirations touche-à-tout, arrive à faire le mix entre sonorités modernes et beau vintage.
M. : Et pour Bozeck qui signe les trois interludes, comment ça s’est goupillé ?
P.R. : Grâce aux réseaux sociaux ! Il bosse avec la rappeuse Oré dont j’aime beaucoup la fraîcheur et je savais qu’il était derrière. Je lui ai envoyé mes félicitations et on a discuté au fur et à mesure. Ensuite, au moment de boucler Brumance, j’avais les textes écrits mais je n’avais pas les musiques. Il y a eu une rencontre humaine, on a enregistré le texte a cappella, et il a échafaudé l’ambiance Brumance d’un coup d’un seul. Il a réussi à retrouver cette modernité dans le son avec à la fois un boom bap, un hommage au sample et au rap français que l’on entend dans l’intro.
M. : Tu me parles de rap français depuis tout à l’heure. Il ne serait pas venu le temps de me balancer tes références ?
P.R. : Oui c’est vrai (rires). Le rap m’a percuté quand j’avais 13 ans, parce que c’était un élan de liberté soudain, un mouvement qui naissait. Je suis né au tout début des années 80 (ndlr : en 1981) presque au même moment que le rap. Ce qui m’a énormément plu, c’est que c’était un mouvement d’outsiders, de gens que l’on ne voulait pas entendre, qui gênaient, qui faisaient du bruit. J’y ai vu la possibilité d’un mouvement qui pouvait réussir. Cette rébellion et cette envie d’y arriver m’a séduit.
M. : Quelle place a la chanson à texte dans ta vie ?
P.R. : Je suis un grand passionné de texte grâce à mes parents et mes premières rencontres musicales avec la chanson française : Renaud, Brassens, Aznavour, Leny Escudero et énormément d’autres. Ces deux mélanges là se sont liés très forts et très vite chez moi. J’avais envie de groupes comme Assassin qui mélangeaient littérature et rébellion. Il y avait ce goût de la langue française chez IAM ou des groupes moins connus comme Timide & Sans Complexe, Tout Simplement Noir. Toute la grande époque du rap français entre 1995 et 1999.
M. : Et pour ce qui est des artistes d’aujourd’hui ?
P.R. : En chanson, il y a Pauline Croze dont j’aime passionnément la voix et les textes. Il y a aussi Buridane et Pomme qui m’ont vraiment touché.
M. : Tu t’es entouré de nombreux collaborateurs sur Brumance en particulier avec le titre My World. De quoi est-ce l’envie ?
P.R. : J’ai davantage essayé de travailler les morceaux seuls que sur mon précédent album Trente Trois Tours en 2016, où il y avait quasiment un invité par morceau. Parce que la musique c’est du partage, rire, collaborer et être ensemble, j’ai invité au dernier moment le groupe de rap allemand Smith & Smart, un autre groupe qui s’appelle Klasswert, un vieux compagnon qui s’appelle Udada. Sur la réédition il y a deux américains, Sutter Kain et Donnie Darko. Pour résumer, c’est une envie de collaborer et de partager, parce que la musique c’est quelque chose qui est toujours beau à danser ensemble et voir les émotions qu’elle procure dans les yeux des autres. En tant qu’artiste et créateur, j’ai envie de faire les choses avec des gens. Seul, le chemin est très périlleux et compliqué pour moi.
M. : Ton travail en tant que comédien influe sur ton approche du rap ?
P.R. : Avant Brumance, je réfléchissais en tant que chanteur ou rappeur. J’écrivais, il fallait que ce soit métronomique, très précis, avec un flow à tenir. Le métier de comédien a fait en sorte que les accidents étaient les plus beaux, de prendre le temps, les respirations. C’est présent dans pas mal de morceaux de Brumance comme Carte Postale ou Griselda. Il y a du temps pour prendre son temps et dire les choses sans penser au métronome qu’est la rythmique. Je le vois aussi sur scène, dans les concerts que j’avais pu faire avant l’extinction complète, où effectivement mon apprentissage du théâtre m’aide énormément. Tout d’un coup, c’est plus que de la musique, il y a un personnage et le rapport au public. Ça me nourrit énormément.
M. : Tu te crées un personnage quand tu écris ?
P.R. : Non, je n’y arrive pas. Je devrais commencer à m’inventer un alias pour écrire autre chose et plus facilement. C’est toujours une mise à nu très forte, et ça peut être violent et dangereux. C’est pour ça que c’est difficile d’écrire beaucoup, dans chaque texte j’ai l’impression que c’est de plus en plus intime, ou si proche de moi que je n’arrive pas à m’évader dans un personnage pour raconter autre chose. C’est souvent ça avec l’écriture rap. Quand j’écris des chansons, je peux parler de plein d’autres choses, mais je n’arrive pas à les travailler pour qu’elles soient sur Brumance par exemple. Elles restent sur mon téléphone parce que je n’arrive pas à les mettre en musique.
M. : Ce sont des chansons que tu aimerais partager ?
P.R. : Il me faudrait une tierce personne comme un réalisateur pour me dire : « Tiens, on pourrait travailler avec un guitariste ou des percussions, voir ce que ça donne. » Mon envie de rap est trop souvent là et elle empêche que ces chansons éclosent.
M. : J’ai vu que tu avais de nombreux alias : El Niño, Pierro, Pierro Plume ou Pierro L’Fou. Quelle est la différence entre ces différents pseudonymes et le toi de Brumance ?
P.R. : C’est une histoire de période et d’apprentissage. Comme si inconsciemment je n’étais pas prêt, pas suffisamment mature et fier pour dire : « C’est l’album de Pierre Rochefort, c’est l’album de qui je suis, point barre. » J’avais besoin de me cacher en plus de l’avatar hip-hop que l’on retrouve très souvent, très peu de rappeurs signent leur album de leur nom. Brumance est un album hybride entre différentes choses. Tout d’un coup, je me suis dit que c’était le moment d’assumer mon prénom et mon nom. C’est aussi une manière de brouiller les pistes avec mes précédents groupes Désolé Pour Le Bruit et L’Arme à L’Œil. À chaque projet, j’ai recommencé à zéro. En 2016, j’ai signé Trente Trois Tours en tant que Pierro. Il ne sert en rien de gravir les marches juste pour moi, il n’y a que moi qui fait une évolution entre chaque disque, il n’y a pas de lien entre tous.
M. : Que comporte la version Deluxe de Brumance sortie le 26 février qui en est le dernier aboutissement ?
P.R. : Il y a un morceau qui s’appelle Poésie Souterraine avec les deux MCs new-yorkais Sutter Kain et Donnie Darko qui font une musique assez crue, puissante et boom bap. J’avais très envie de collaborer avec eux. Il y a un remix de LP2 du morceau Le trente & le trois issu de l’album précédent, qui résonne toujours autant avec les faits d’actualité. Je me suis dit que c’était le moment de lui redonner un petit coup de neuf. Il y a un autre remix avec Bouklas du titre Les Étincelles où il y a plein rappeurs actuels, c’était l’occasion de les retrouver et de faire honneur à Brumance.
M. : Sous quel format aimerais-tu le défendre sur scène ?
P.R. : Je serais très heureux de mélanger le slam, la chanson, le théâtre et le rap pour proposer un concert aussi hybride que l’album. J’aimerais pouvoir proposer entre les chansons un voyage avec des samples, des sonorités, des voix de films qui rendraient Brumance autant audible sur scène que sur disque. C’est quelque chose que l’on a commencé à effleurer avec un ami metteur en scène, juste avant que l’on ne puisse plus jouer sur scène. C’est quelque chose qu’il faut que je prolonge dès que ce sera possible, et si possible dès cet été.
M. : Quel serait ton concert rêvé ?
P.R. : Ce serait un concert à Épidaure en Grèce. C’est une très grande arène en extérieur, je pense que c’est le plus bel endroit où tu peux faire un concert. Il faudrait que ce soit ultra équipé, on ferait les choses en grand avec plein d’invités magnifiques.
M. : La chanson que tu aurais rêvé d’écrire ?
P.R. : Les gens qui doutent d’Anne Sylvestre, parce que ce texte magnifique parle très bien à toute une frange de la population, il nous réunit en communauté de gens incertains, timides, qui ont du mal à avoir confiance en eux, ou qui ont toujours du mal à jouer des épaules dans une foule. C’est un morceau qui me parle à chaque fois que je l’écoute. J’avais beaucoup aimé la reprise qu’en avait fait Vincent Delerm. Maintenant il y en a trois, quatre autres chansons qui me viennent en tête. J’ajoute aussi Dis, quand reviendras-tu de Barbara.
M. : Du coup ça fait deux (rires) ! Et l’artiste avec qui tu aurais rêvé de collaborer ?
P.R. : Barbara. J’aime infiniment ses textes, sa manière de percevoir le monde, sa personnalité. J’ai lu une biographie d’elle où je l’ai trouvée magnifique, pleine de fragilité et de force. Je ne sais pas si on aurait fait un beau duo, parce que j’aurais été transi de peur et d’admiration. En tout cas, ça aurait été quelque chose que j’aurais beaucoup aimé.
M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?
P.R. : Un artiste c’est quelqu’un qui va donner sa vie à la création. Il va essayer de sortir quelque chose du néant pour lui-même et pour les autres, aussi rapidement, régulièrement qu’il le pourra, pour créer des choses qui n’auraient pas existé sans lui. Ça va constituer son unicité et sa place parmi les autres. En même temps, c’est quelqu’un qui a un regard particulier sur le monde dans lequel il vit.