« It Must Be Heaven » : Paradis ou Enfer ?
La Force et la farce sont (souvent) avec lui. Curieux…
Sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes, It Must Be Heaven d’Elia Suleiman questionne l’identité, la nationalité et l’appartenance dans une comédie absurde. Mais le film est-il un paradis ou un enfer à regarder ?
Le titre du dernier film du réalisateur palestinien Elia Suleiman peut être compris de deux manières. It. Must. Be. Heaven. En français, ça doit être le paradis. Notion d’interrogation, on imagine que le paradis doit se trouver ici-bas. Sur terre, parmi nous, devant nous. On peut aussi entendre et comprendre il faut ce que ce soit le paradis. Nécessité et non interrogation. La terre, si elle ne l’est pas, doit être un paradis. Elle se doit de l’être car si ce n’est pas après la mort, où trouver, où créer le paradis sinon sur terre. La question aussi se pose pour le critique de ce film. Où est le paradis dans le visionnage de cette œuvre ? Deux options là encore se proposent. Trouver ce paradis, passer un bon moment devant ce qui présente comme une comédie burlesque sur l’état d’absurdité du monde du 21ème siècle, ou ne pas trouver de paradis, vivre un enfer et s’interroger sur cet état de fait.
Un voyage entre la Palestine, La France et les États-Unis
Partons sur ces 2 options qui s’offrent à toi. Si t’aimes les films minimalistes à durée raisonnable, ce film est un paradis. En 1h37 dans une économie toujours risquée et notable de mots (environ 5 minutes de phrases prononcées au total sur la totalité du métrage), le film te fera beaucoup voyager (Palestine, France, Etats-Unis) et découvrir les similarités curieuses et marquantes de ces régions pourtant bien différentes par ailleurs. Si t’aimes le comique de situation un peu absurde et surréaliste à la Jacques Tati mais sans le foisonnement et la diversité de celui-ci, alors ce film est paradisiaque. Qu’il s’agisse d’une police française arpentant les rues matinales de Paris en rollers ou en hoverboards, ou d’une féministe américaine déguisée avec des ailes d’anges et se volatilisant comme la figure surnaturelle qu’elle émule, le film déploie à chaque séquence son lot de scénettes décalées, jamais sérieuses, qui pourra faire rire ou sourire et parfois réfléchir.
Si t’aimes le principe de la mise en abyme et des clins d’œils au spectateur vous trouverez le Paradis dans ce film. Elia Suleiman, le réalisateur donc, joue son propre rôle dans ce film et filme donc sa propre errance physique et métaphysique face à un monde perçu comme incompréhensible et déconnecté, ce qui donne lieu à des situations ironiques où le réalisateur, interloqué et dépassé en permanence, cherche un producteur pour une « comédie sur la paix au Moyen Orient » (intention qui en soi paraîtra déjà comique), et il croise notamment le chemin de l’acteur méxicain Gael Garcia Bernal dans un cameo teinté d’ironie et de second degré. Tu l’as donc compris, si t’as 1 heure et demi de disponible, que t’es sensible au tourisme filmique, avec une sensibilité de fable semi-politique semi-bouffonne, aux visions surréalistes et symboliques, à un humour de théâtre de l’absurde, alors oui il y a un instant de cinéma au Paradis à vivre avec ce petit film.
Un tourisme filmique souvent proche de la carte postale
Si par contre, t’aimes les comédies burlesques avec un vrai récit, une intrigue, un développement de personnages touchants ou intéressants, une mise en scène de cinéma dynamique, ce film est un enfer. En 1h37, on voit que l’autorité dépassée et la perdition des identités culturelles et individuelles sont autant présentes aux Etats-Unis qu’en Palestine qu’en France. Les régions sont représentées de façon symbolique et satirique, souvent proches de la carte postale et du cliché, légèrement détournés par le surréalisme et l’humour mais à aucun moment on ne retrouve la complexité des cultures représentées et on retombe dans des visions assez convenues. La Palestine est la région de la violence au coin de la rue et de la suspicion de son voisin, Paris est la ville de belles jambes qui défilent devant un café, New York est la ville de la sur-présence des armes commercialisées et des taxis cocasses.
Ensuite, si t’aimes l’identification à un Candide, une figure comique bien caractérisée où l’on rigole de son interaction décalée avec le monde, ce film peut être infernal. Car n’est pas Charlot, Buster Keaton, ou Jacques Tati, qui veut. Elia Suleiman se joue lui-même mais son avatar est une coquille presque vide, un enfant adulte timide et craintif qui ne fait qu’observer son environnement et n’interagit presque pas avec, un véhicule assez fade à l’étonnement. Passif et prétendument angélique, il paraît surtout hébété en permanence, léthargique et son mutisme dans certaines situations confine à la contrainte forcée. Lorsqu’un couple de touristes japonais confond Elia Suleiman avec une femme française, l’intention est certes comique mais la scène vire à l’abscons et le mauvais goût, car Elia les regarde interloqué mais n’essaie jamais de nouer un lien, de clarifier un quiproquo, et préfère partir au loin. À force de suivre un personnage mou et perdu le spectateur peut vite perdre patience et ne pas être emballé par les pérégrinations arythmiques de cet ange sans ailes.
La folie du monde n’a pas de frontières, nous dit Elia Suleiman
Enfin, si t’aimes une comédie engagée avec un vrai fond politique ou méta-filmique sur l’art, ce film ne t’emmèneras pas au Paradis. Elia Suleiman dénonce un monde qui tourne à vide et en pleine crise identitaire, mais la seule note répétée à longueur de scènes est celle de la folie. Que ce soit dans les yeux d’un Palestinien comme d’un américain ou d’un français, le monde est de plus en plus fou. Certes, il faut l’établir mais une fois posé on a aussi rien dit ou véritablement montré. Elia Suleiman, le personnage et auteur, voit le monde à partir du regard de l’étranger et de l’étrange. Mais il n’approfondit jamais les tableaux de ces villes avec des détails comiques ou immersifs prenants. On reste en surface. Peut-être est ce le prix à payer pour être au Paradis ? Pas beaucoup de profondeur, de complexité, une certaine légèreté, simplicité. Oui ce doit être ça, It must Be Heaven. Le Paradis des uns est l’enfer pour les autres. Mais il doit (il devrait?) y en avoir un pour tous.