Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Membre de l’écurie Cracki Records, Lucien Bruguière du groupe Lucien & The Kimono Orchestra s’éloigne de ses aventures jazz-funk, disco et pop le temps d’un album solo au piano.
Qui de mieux que Lucien Bruguière pour parler piano en terrasse d’un café ? On a retrouvé le compositeur pour un petit dej’ au Dunkerque, avenue Trudaine dans le 9ème arrondissement, à deux pas de la Butte Montmartre. À la table des réjouissances, il était bien sûr question de son nouveau-né, Piano Matinée, enregistré sur le mythique Steinway des Studios Saint-Germain.
Lucien n’a pas toujours été un lève-tôt abonné aux cafés parisiens. Auparavant, on l’a plutôt connu comme figure de la nuit, activiste techno et directeur artistique de Boiler Room en France. Ce n’est d’ailleurs pas sa seule carte en main. Lucien a officié à New-York pour Warp Records, puise régulièrement l’inspiration chez les compositeurs japonais et se passionne pour les BO italiennes des années 60/70. Tout un roman, une belle histoire, aux allures mondialisées.
Son disque Piano Matinée dévoile une ultime facette de sa personnalité sans le kimono et l’orchestra, où il rend hommage à son grand-père, pianiste d’exception pendant la Seconde Guerre Mondiale. Tête-à-tête matinal avec Lucien et un nouveau jour se lève pour les Bruguière.
Marin : Salut Lucien. Je te connaissais comme activiste de la nuit parisienne, et ex-directeur artistique de Boiler Room. Ton album Piano Matinée, c’est ton passage du jour à la nuit ?
Lucien Bruguière : C’est intéressant parce que les prémisses de l’album Piano Matinée ont commencé il y a un an, et en parallèle de ça, je travaille sur un second album plus arrangé. Quand j’en parle avec Cracki Records, il y a l’album de jour et l’album de nuit. Pour Piano Matinée, c’est même écrit dans le titre.
Par rapport à Boiler Room, j’ai adoré cette expérience, mais je me suis rendu compte que ce milieu électro et DJ n’était pas forcément adapté à ce que je voulais. Dans ta vie tu avances, tu vois pour quoi t’es fait, et pour quoi tu n’es pas fait.
M. : On te découvre aussi sous un nouveau jour, mais ça a toujours fait partie de toi ?
L.B. : J’ai toujours aimé les musiques de film, le jazz-funk et toutes ces influences que j’ai mises dans mon groupe Lucien & The Kimono Orchestra. J’essaie de cheminer vers ce qui me correspond le plus et Piano Matinée en est un aboutissement.
M. : Dans cette évolution, quelle importance a eu ton label Ventura Records ?
L.B. : Le label a été créé dans la ferme intention de se positionner sur la musique à l’image. On voulait absolument lier l’image au son avec Eliott Paquet, le créateur de nos pochettes, et en mettant la majorité de nos moyens dans des clips auto-produits. La BO du film L’Âge Atomique était une coïncidence mais ça rentrait clairement dans notre ligne de musique à l’image.
M. : Le nom de ton label est déjà très cinématographique…
L.B. : « Ventura » c’est L’Avventura d’Antonioni ou encore Lino Ventura… J’ai pour objectif avéré de faire de la musique à l’image. J’attends de trouver ma scène, mon réalisateur, mon Lelouch.
M. : D’où te vient cette passion pour les BO de films ?
L.B. : Mon oncle a déboulé quand j’avais douze ans en me donnant ses vinyles des années 60/70 de Jerry Goldsmith, Hugo Montenegro, Henry Mancini ou encore Ennio Morricone… C’est ce qui a forgé ma matrice initiale. Ma première énorme claque a été la BO du Clan des Siciliens composée par Ennio Morricone. Mon chemin, ça a été de vénérer ces BO de films des années 70/80, et aujourd’hui je réapprends à vivre avec mon époque. En ce moment j’aime écouter la sélection faite par SebastiAn pour Le Monde est à toi, ou dans un autre registre, la composition de Marcin Masecki pour Cold War.
M. : L’histoire derrière ton album Piano Matinée relève aussi de la famille…
L.B. : C’est un hommage direct à mon grand-père qui était un grand pianiste. Il n’a jamais pu en faire son métier à cause de la Guerre et d’une trajectoire familiale difficile. J’aimais l’idée de reprendre le flambeau et d’aller au bout de la quête familiale. Pour faire un parallèle cinématographique, c’est un peu Les Uns et les Autres de Claude Lelouch avec les grands-pères qui ont eu une vie difficile pendant la guerre, les parents qui reprennent le flambeau, et les petits-enfants qui sont plus libres parce que leur époque change. Finalement, mon grand-père a œuvré pour qu’un jour je puisse faire ça, et à mon tour qu’un de mes petits-enfants fasse ce qu’il veut. Cette idée de lignée et de transmission m’intéressent beaucoup.
M. : En quoi c’était important d’enregistrer sur le Steinway des Studios Saint-Germain ?
L.B. : J’avais conscience que ce serait un moment et pas juste de la matière à enregistrer. Cet album a été enregistré dans l’immédiateté en deux jours, on n’a rien trafiqué. Pour faire un date mémorable avec quelqu’un, tu choisis bien ton resto et tu privilégies le moment. Là, il me fallait un endroit où on était complètement immergé dans une ambiance. Le choix du Studio Saint-Germain a été complètement évident. Pour son quartier à deux pas de chez Gainsbourg, pour l’histoire du studio, et la qualité du Steinway. C’est le riche mélomane américain Niels Groen qui trouvait que le piano sonnait tellement bien qu’il lui fallait l’acoustique nécessaire. Il a acheté cet Hôtel Particulier pour construire une pièce dédiée au Steinway.
M. : En dehors de l’enregistrement, comment as-tu conçu l’album ?
L.B. : Je pourrais te dire précisément ce qui est référencé au sein même des morceaux en réécoutant le disque. Le morceau d’ouverture du disque est par exemple extrêmement Vladimir Cosma avec des éléments rythmiques plus pop. Il y a un aspect panaché qui brouille les pistes entre du jazz, une BO japonaise et du classique. Le morceau de fermeture est lui en hommage à Sergueï Rachmaninov que jouait mon grand-père. Ce n’est pas un boulot conscient mais l’évidence surgit a posteriori. Pour moi, c’est vraiment un album photo-souvenir dont le plaisir d’écoute est analogue à regarder des photos d’enfance. Mon plaisir personnel est de le consommer comme ça, après je veux que chacun se l’approprie, et ne pas imposer ma consommation aux autres.
M. : Quel est le morceau qui t’a le plus marqué dans sa création ?
L.B. : C’est Nocturne Lent. Ce n’est pas le morceau qui m’a le plus touché, mais celui qui a capturé le mieux le moment. Je serais incapable de rejouer le solo de fin que je n’avais pas prévu de cette manière. Par rapport à la musique enregistrée où tu n’as aucune spontanéité, là j’ai le plaisir de réécouter quelque chose d’inédit et de non-prémédité.
M. : On se quitte avec la question signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?
L.B. : C’est quelqu’un qui va vouloir, sans relâche, au péril de son confort, approfondir sa connaissance de lui-même pour approcher l’art le plus authentique possible. C’est ma quête ultime.