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Critique : L’Angle Mort, l’invisible qui voulait être vu

Critique : L’Angle Mort, l’invisible qui voulait être vu

Cyril Martin

Peux-tu me donner les différentes définitions de l’invisible ? La question paraît importante à poser quand la vue est une notion omniprésente dans les sociétés du 21ème siècle. Essaie. T’as 4 heures. Car elles sont nombreuses. L’Angle Mort, film fantastique et français de 2019 (t’as bien lu) réalisé par Patrick-Mario Bernard et Pierre Trividic nous y aidera en 1h44.

Sur une idée originale d’Emmanuel Carrère, L’Angle Mort met en scène le récit de Dominik Brassan, un français qui depuis l’enfance est doué d’une capacité hors-normes : le pouvoir d’être invisible à volonté. Pour autant, il n’arrive pas à vivre une vie de valeur. C’est une œuvre de cinéma prosaïque et fantastique d’un duo ambitieux de jeunes scénaristes-réalisateurs français qui raconte la perdition et la rédemption d’un homme d’exception qui n’est pas moralement exceptionnel. Patrick-Mario Bernard et Pierre Trividic ont notamment le mérite d’avoir créé un véritable univers cinématographique. Au sens propre, ce film n’est pas fait pour être regardé à la télévision, sur un écran de portable ou de tablette. La superbe photographie en clair-obscur de Jonathan Riquebourg et le cadrage particulier, centripète et passéiste en 1:33 du cinéma muet, ne prennent d’ampleur que sur l’écran géant où sont projetés des ombres, des fantômes, des invisibles.

Le passage du visible à l’invisible chez Dominik ne se fait jamais par un procédé de disparition en direct, un effet spécial de cinéma, comme dans un tour de magie. Mais c’est un simple pivot de caméra panoramique qui le cache puis le dévoile, ou par des champs-contrechamps exécutés au montage, que le spectateur voit Dominik passer du champ visible, voire très visible de son corps nu, au vide spatial du monde invisible. Le cinéma lui même est-il vraiment le contrechamp du réel ? On dit souvent qu’on aime la salle obscure pour venir oublier les tracas (bien visibles et ressentis) du quotidien. Mais un film de cinéma, comme ici dans son fond et dans sa forme L’Angle Mort, n’est-il pas surtout l’accomplissement d’un miracle, nous donner l’impression de voir ce qui ne se voit pas ou presque, mais qui existe dans notre réalité ? Les scientifiques ont démontré que la majorité des phénomènes existants relevaient de l’imperceptible. Pas besoin d’un Dominik et d’une minorité imaginaire d’êtres fantomatiques, l’invisible a déjà traversé l’écran et nous entoure sans que nous le percevions ou le réalisions vraiment.

Le personnage principal de Dominik Brassan est interprété par Jean-Christophe Folly, jeune acteur d’origine togolaise dont c’est le premier grand rôle

Comme le dit un magicien dans le film, un marginal doué d’invisibilité qui fait passer son don pour de la prestidigitation : « J’ai fait passer une vérité pour du mensonge ». Le cinéma peut finalement accomplir lui autre chose, de bien plus noble : dévoiler une vérité sur le monde par du mensonge. L’Angle Mort illustre très bien cette vérité, que notre monde réel, pas juste celui de l’image projetée, est composé de choses qui existent mais qu’on ne perçoit pas de la même manière ou tout simplement pas. Certaines se voient claires comme de l’eau de roche, et d’autres pourtant bien réelles, proches de nous, autour de nous, sont aussi imperceptibles que les étoiles filantes à des années lumières de notre galaxie. Le film n’est donc pas une simple évasion du réel mais le dévoilement simplement fascinant de la face cachée de notre monde concret.

Dans L’Angle Mort au moins quatre types d’invisibles nous sont présentés. D’abord être invisible peut impliquer de devenir impudique et voyeur : « Voir ce qu’on ne devrait pas voir, entendre ce qu’on ne devrait pas ». Serait-ce une première bonne définition de l’invisibilité, cette option naturelle que possède depuis sa naissance le personnage de Dominik Brassan ? Mais est-ce aussi et avant tout le bon résumé d’un des « pouvoirs » grands et subtils du 7ème art ? Les deux, mon cher. Ensuite, l’invisible c’est ce qui échappe à la perception du nerf optique mais qui existe malgré tout en tant que phénomène naturel de notre environnement.

Le Comte de Bouderbala incarne un copain d’enfance de Dominik qui détient le même pouvoir

Le troisième invisible c’est ce que la société refuse de voir, autrement dit un visible rendu invisible par notre négligence ou notre égocentrisme. Sur ce point le film est édifiant dans sa métaphore sociale et intime : qu’on soit noir, fils ou fille de parents absents, petit ou grand travailleur, bien loti ou SDF, nous sommes tous les invisibles d’autres invisibles. L’invisibilité n’est pas qu’une affaire de perception et de biologie, c’est aussi une question de psychologie et de déni voire de rejet de la différence d’autrui. L’Angle Mort reprend et illustre encore davantage ce que le Sixième Sens (1999) de l’indo-américain M. Night Shyamalan avait parfaitement résumé et mis en scène à propos des invisibles, qu’ils soient métaphoriques ou surnaturels : « Walking around like regular people. They don’t see each other. They only see what they wanna see ». (« Ils marchent comme des gens normaux. Ils ne se voient pas entre eux. Ils ne voient que ce qu’ils veulent voir »). Dominick ne peut pas se voir quand il active sa faculté, mais il ne peut pas non plus voir ceux qui comme lui se soustraient au regard de la masse. Il y a donc un bel écho entre la condition profondément solitaire du monde invisible que peut occuper par intermittence Dominick, et la condition humaine de tous les oubliés que nous sommes dans nos familles et sociétés.

Le quatrième invisible c’est l’inaccessibilité au cœur de l’autre. On peut voir physiquement une personne, mais si son cœur et sa tête sont ailleurs, on n’a plus accès à son âme, sa personnalité profonde est rendue imperceptible. Dominik, ne sachant pas quoi faire de son identité troublée par un don atypique, n’arrive pas à se confier à celle qu’il aime et ne se montre que dans la fuite (ou plutôt ne se montre pas), l’incertitude et l’irrégularité. Il faut donc suivre avec intérêt le parcours, souvent étonnant, parfois trop voyant et explicatif dans des dialogues symboliques et théâtraux, mais finalement essentiel et réflexif de cet inexistant pour lui-même et les autres. Ce fantôme qui erre avec ou sans son pouvoir activé, découvrira qu’exister, être visible, c’est surtout sortir de la cave du confort et de la peur et se risquer à assumer tout son être, tenter avec courage d’être vu de façon claire. Pourquoi et comment Dominik arrivera à exister ? À vous de voir comment s’opère cette (recon)quête de soi et de l’autre.

Cette étreinte avec Isabelle Carré est, elle, bien visible

L’Angle Mort n’est pas un grand film ni une réussite totale, mais il est à appréhender comme une courageuse chronique filmique double, à l’image du binôme qui l’a créé, toujours dans un entre-deux fascinant, un ying et un yang, indissociables et coexistants. Il montre assez, mais peut-être pas assez, il dit beaucoup, mais peut-être trop. Un film à voir ou ne pas voir, à vous de le dire.

L'ANGLE MORT

De Patrick-Mario Bernard et Pierre Trividic
Avec Jean-Christophe Folly, Isabelle Carré, Le Comte de Bouderbala

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