« Detroiters » : Que reste t-il de l’âme de Détroit, après la soul et la techno ?
Comédienne et critique de film, Sidney se promet de reproduire…
Détroit. USA. Que reste-il quand la capitale mythique de l’automobile se meurt ? Un champ de ruines, de vieux souvenirs de lutte, de la neige et la Motown. Et un feu qui couve encore, fragile, car certains ne sont pas partis et tentent de comprendre comme de reconstruire.
La mythique Motor City du Midwest américain incarne la ville industrielle par excellence. En 1950, la population de Détroit atteint les 1 850 000 habitants, et les usines Ford, General Motors, Chrysler tournent à plein régime. Aujourd’hui, elle compte un peu moins de 700 000 personnes, dont la très grande majorité sont Afro-américaines. Depuis les années 2000, Détroit connaît la ruine.
Ville de naissance du célèbre label Motown et de la musique techno, elle n’est plus qu’une usine à souvenirs pour certains, quand d’autres rêvent de bâtir une autre grande cité solidaire pour toutes et tous. Au-delà des mythes et légendes, Andreï Schtakleff est allé à la rencontre de celles et ceux qui ont forgé cette cité et y vivent : les Detroiters. Un documentaire grandiose.
Détroit : une histoire de luttes
Quand Andreï Schtakleff filme Détroit, en 2018, la ville a toujours du mal à se remettre de la désindustrialisation et de la crise financière des subprimes. La mythique cité de l’âge d’or américain est désormais une ville où deux tiers des maisons sont sinistrées, les usines et les entrepôts vides, les structures en ruines. À travers les portraits de Sandra, Charles, Mitch, Sean et d’autres, Andreï Schtakleff tisse l’histoire des résistances qui relie l’esclavage aux luttes actuelles contre la paupérisation, les violences policières et le système industriel carcéral que dénonce notamment Angela Davis.
Dès les années 1930, Henri Ford fait venir des milliers de Noirs américains du Sud pour casser les grèves des travailleurs blancs. À partir de 1943, des émeutes raciales éclatent et accélèrent le white flight vers les banlieues, en dehors de Détroit, qui n’ira qu’en augmentant jusqu’en 2014. En 1967, la polarisation urbaine raciale très forte, connaît son apogée lorsque la ville vit des jours d’émeutes et de manifestations, à la suite de l’arrestation de 85 anciens combattants Afro-Américains du Vietnam. Détroit devient progressivement une ville dont plus de 80% de la population est noire et où le conflit racial demeure profond.
Le film nous tend un portrait par fragments, par situations, relativement autonomes, qui interrogent la complexité de cette ville dont l’histoire sociale, raciale, économique, urbanistique défie nos imaginaires. La narration reste ouverte, mettant en abîme l’effervescence et l’avant-garde des Detroiters à travers la musique et la solidarité. Ce documentaire nous montre les corps urbains et humains enlacés dans un destin commun, marqué par le difficile travail sur les chaînes de montage à l’usine, par la discrimination raciale et la résilience à travers la création de chants, de danses, de transes nouvelles et la foi. Tandis que les panoramas de quartiers délabrés et abandonnés défilent au format cinemascope, des images d’archives viennent nous rappeler le passé policé et pourtant bouillonnant d’optimisme d’une ville foncièrement raciste.
En première ligne des luttes pour les droits civiques, la célèbre King Solomon Baptist Church fut et reste une institution pilier pour la communauté Afro-Américaine de Détroit selon Charles Simmons, un militant de longue date, professeur émérite de journalisme et de droit à l’Eastern Michigan University. Avec sa femme Sandra Simmons, ils ont fondé le Hush House Black World Museum and Leadership Training Institute for Human Rights à Détroit. Malgré ça, la discrimination et les injustices touchent encore la communauté noire, qui bénéficient très peu de la pseudo-renaissance de la ville depuis 2014.
Au cœur du cimetière urbain, le futur réinventé
Dans les années 1960, le label Motown allait réconcilier ce que l’on appelait à l’époque les race musics – la black music et la white music. Cette nouvelle musique, marqueur d’une Amérique qui n’avait pas le choix de s’unir, a été une échappatoire exigeante, une manière de sublimer l’abrutissement du travail à la chaîne dont la cadence de la ligne faisait parfois partir les ouvriers en transe. Après la fermeture des usines, c’est le mouvement techno – porté par des artistes noirs -, incarné par le groupe Underground Resistance, qui refuse de se laisser aspirer par l’individualisme ultra-libéral, la pensée unique, les codes de communication, la soupe musicale et intellectuelle mainstream, et les émotions dictées. Cet esprit de résistance est toujours vivant dans les prises de paroles de celles et ceux que filme Andreï Schtakleff.
Si la ville attire désormais des start-ups de la high-tech, ambitionne de se positionner comme la ville des mobilités du futur en surfant sur la vague des véhicules électriques et si certaines prairies urbaines sont investies par les habitants, ce souffle nouveau fait fi des communautés Afro-Américaines. Comme le fait remarquer Mitch, un ancien ouvrier, ce processus de gentrification ne profite qu’à une tout petite partie de la population de Détroit, essentiellement blanche.
La grande majorité des Detroiters subit encore le racisme de plein fouet, dans l’espace géographique et dans leurs corps. Comme en témoignent les mains arthritiques de Mitch et le témoignage de ce jeune homme noir qui s’est vu prescrire des médicaments inadaptés à sa maladie par un médecin blanc. Mais ce que les corps Noirs absorbent par la souffrance, ils le transforment aussitôt en parole puissante. À l’instar de la poétesse Aneb Kgositsile qui dénonce la « falsification de l’Histoire » dans une des séquences du film, faisant preuve d’une immense maîtrise du verbe afin de faire résonner justement les aspirations et la colère de tout un pan de la société américaine.
Toute une culture s’est aussi créée autour de la place de l’Église, à l’ombre de la religion moderne, du capitalisme. L’église demeure un lieu social très structurant qui permet aux communautés Afro-Américaines de discuter, d’échanger, de s’entre-aider et de débattre, notamment de politique.
Réussite esthétique et quelques longueurs
Cette polarisation géographique, sociale et politique entre les Blancs et les Noirs de Détroit est aussi inscrite dans le traitement de l’image : les peaux noires contrastent avec la neige et les buildings de Downtown au loin, mais se confondent souvent avec les quartiers abandonnés, les maisons condamnées. Uniquement tourné en hiver, l’esthétique du film varie entre des plans quasi en noir et blanc et des scènes d’intérieur chaleureuses teintées par des voix chantées et franches.
Si ce documentaire nous fait entrer dans la réalité intime des Detroiters, il pêche parfois au niveau du rythme. De fait, pour parler d’une ville dont l’héritage musical est indissociable de sa géographie et de ses habitants – héritage qui a vu s’épanouir le blues et le jazz dans le quartier de Black Bottom dès les années 1910, jusqu’à l’émergence de la techno underground actuelle, en passant par la soul et le funk de George Clinton, on s’attend à une forme plus organique. Ce défaut est aussi sa qualité, car la matrice même du film semble laisser la place à ce qui est en gestation – un devenir qui nous surprendra, et à coup sûr, aura des échos dans le monde entier.
DETROITERS
Réalisé par Andreï Schtakleff
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