Comédienne et critique de film, Sidney se promet de reproduire…
En route pour le milliard, dernier film du réalisateur congolais Dieudonné Hamadi, suit l’épopée des membres éclopés de l’association des victimes de la Guerre des Six Jours, en route pour demander réparations et reconnaissance auprès des autorités kinoises.
De Kisangani à Kinshasa, Dieudonné Hamadi capture la mémoire à vif de la République Démocratique du Congo, à travers une traversée pour la dignité d’un groupe solidaire résolu à obtenir justice. Dans En route pour le milliard, il n’y a ni héros militants ni victimes passives, mais une caméra qui restitue avec respect leur force et rend hommage au chant optimiste de leur persévérance.
À l’occasion de la sortie du film, on a pu rencontrer le documentariste multi-primé et lui poser quelques questions sur son dernier-né.
Sidney : Bonjour, Dieudonné Hamadi ! Tu es originaire de Kisangani et tu as également survécu à la Guerre des Six Jours. Il aura pourtant fallu 8 films avant de traiter ce sujet à l’écran. Est-il né d’un projet de longue haleine ou le fruit de rencontres ?
Dieudonné Hamadi : C’est plus une histoire de rencontres. Pendant plusieurs années, cette guerre m’est sortie de la tête. Je crois même qu’il était nécessaire, pour tout le peuple congolais, d’oublier un moment ce traumatisme pour pouvoir avancer. Je n’ai pas échappé à ce processus. Avec ma famille, nous avons dû fuir la ville et nous nous sommes installés à Goma. Depuis, nous ne sommes plus revenus à Kisangani. Jusqu’au jour où j’y suis retourné pour filmer une policière lutter contre les violences sexuelles. Nous étions dans son bureau et j’ai vu arriver un groupe d’éclopés, de mutilés, qui se sont présentés à elle comme étant des rescapés de la Guerre des Six Jours. C’est seulement à ce moment là que je me suis souvenu de cet épisode atroce que j’avais aussi vécu.
Aussitôt, je me suis rendu compte que plus personne ne parlait de cette guerre, le pays entier semblait l’avoir effacé de sa mémoire. J’ai alors eu un cas de conscience, je crois même que j’ai eu honte. Ma famille et moi n’avons pas été marqués physiquement par la guerre, c’était donc plus facile pour nous de l’oublier. Nous l’avons échappée belle, si je peux dire. Tandis que ces personnes la portent encore dans leur chair. Certaines sont amputées d’un membre, ou ont subi des sévices corporels aux conséquences irréversibles.
S. : C’est à ce moment-là que tu as décidé de les aborder ?
DH. : Oui, car j’ai alors pensé que la meilleure façon, en tant que cinéaste, de parler de cette tragédie et de rendre hommage à ces rescapés était de les suivre pour faire un film avec eux. J’ai donc pris leur contact et nous avons beaucoup échangé. L’idée du film mûrissait et se précisait. Quelques mois plus tard, ils m’ont informé de leur projet de voyage vers la capitale Kinshasa depuis Kisangani, pour réclamer des réparations. J’ai tout de suite compris que l’événement était exceptionnel. Il a fallu mobiliser très rapidement le peu de ressources matérielles, financières et humaines pour retourner à Kisangani et préparer ce voyage avec eux. Cette traversée m’a semblée être l’unique occasion pour raconter de manière vivante ce conflit complétement occulté et effacé des mémoires.
S. : Comment as-tu vécu ce voyage, cette épopée ?
DH. : C’était une expérience très particulière. Le seul moyen de relier Kisangani et Kinshasa, pour la majorité des congolais, est d’emprunter le fleuve Congo en bateau. Je n’avais jamais fait ce trajet avant. Aussi, j’ai d’abord fantasmé : j’ai cru que ça serait l’occasion de faire des beaux plans, avec de superbes paysages, et de découvrir cette partie du pays que je ne connaissais pas. Seulement, j’ai découvert que beaucoup de congolais empruntent des embarcations de fortune. C’est-à-dire une barge sans cabine, sans abri, qui flotte avec des personnes dessus, exposées aux intempéries. Ça a été un choc pour moi. J’ai tout de suite réalisé que j’aurais des problèmes pour recharger mes batteries et mettre à l’abri mon matériel.
S. : Et la traversée ?
DH. : Nous étions non seulement à la merci des intempéries mais nous redoutions aussi une épidémie, la proximité entre les cinq cents personnes embarquées et le manque d’équipements pour maintenir notre hygiène. Cela sans compter les problèmes techniques nous contraignant à bricoler le moteur tous les soirs. On a reçu en plein visage la misère de la grande majorité des congolais, qui, même s’ils sont valides, ne s’en sortent pas mieux que les survivants de la guerre. Cette réalité-là les a apaisés, d’une certaine manière : ils n’étaient pas les seuls à être des laissés-pour-compte. Ils réalisaient avec calme que le pays ne pouvait pas grand chose pour eux, finalement. Ma relation avec eux a aussi changé pendant le voyage : j’étais devenu un membre de leur famille désormais, car nous avions pris les mêmes risques.
S. : Quelle est ton intention quand tu filmes les répétitions de la pièce de théâtre qui semblent chapitrer le film ? Cette intention est-elle née pendant l’écriture ou plus tard ?
DH. : C’est un dispositif auquel j’ai pensé très tôt parce que j’ai découvert une troupe de théâtre au sein de l’association qui s’appelle Les Zombies de Kisangani. Ce nom m’intriguait beaucoup et j’ai compris que le voyage s’articulait autour de la pièce de théâtre qu’ils étaient en train de monter. Cette dernière a été conçue comme un porte-voix pour rassembler dans les rues de Kinshasa et sensibiliser la population à leur histoire et à la guerre.
J’ai filmé les répétitions car il y avait un bel enjeu à exploiter. La pièce de théâtre allait-elle réussir à émouvoir les kinois et à rendre leur combat plus audible dans la capitale ? J’avais l’intention de créer un contraste entre cette parole projetée depuis une scène noire éclairée et leur vie quotidienne. Cela a permis d’épaissir leur combat. Malheureusement, les élections présidentielles de 2018, très tendues dans la capitale, ont rendu impossibles les représentations publiques dans les rues. Puis, au moment du montage, j’ai vu que ce qui se passait pendant les répétitions était assez fort pour l’intégrer dans le récit. Le résultat est assez simple : nous avons intercalé les instants du quotidien avec les passages de théâtre en fonction des résonnances de sens.
S. : As-tu réussi à projeter le film à Kinshasa et Kisangani ? Quelle a été la réaction du public ?
DH. : Nous l’avons projeté à Kinshasa et Goma dans le cadre de deux festivals de cinéma. Quand il s’agit de la réception de mes films sur le continent africain, comme toujours, le public se divise en deux. Il y a ceux qui sont touchés et considèrent ce film comme nécessaire puisqu’il ravive la mémoire du Congo ; les autres pensent qu’il est problématique car il donne à voir au monde entier l’état de délabrement du pays, renforçant les préjugés misérabilistes. Le débat s’est concentré sur la question suivante : Qu’est-ce qui doit le plus inquiéter les congolais ? La réalité compliquée dans laquelle nous vivons ou les images qu’on en fait ?
Je suis toujours confronté à certaines critiques qui me reprochent d’exposer la « plaie » de la RDC. Cependant, ces mêmes critiques reconnaissent que la situation est dramatique et qu’il est important d’en parler. En effet, ce n’est pas en nous cachant que nous pourrons résoudre nos problèmes. Même si je pense que les films n’ont pas forcément vocation à résoudre tous les problèmes, ils existent et ont valeur de documents. Ils renseigneront ceux qui le voudront et, j’espère, les générations futures. C’est déjà ça.
S. : Les films peuvent être le témoignage d’une époque, d’un événement, surtout les documentaires – ils renseignent, comme tu le dis. Ils sont pour nous essentiels…
DH. : Je le redis : la chose la plus précieuse que nous avons perdue au Congo et plus généralement en Afrique, c’est la mémoire. Cette rupture avec notre mémoire, le fait qu’on ne se souvienne plus de qui nous sommes et de qui nous avons été, c’est ce qui nous a plongé dans l’obscurité et a fait de nous des égarés. Je pense qu’il est fondamental de commencer à nous documenter, à rassembler nos mémoires pour en faire des choses positives. Ce film, et plus globalement mon travail cinématographique, peut servir à entretenir notre mémoire.
C’est scandaleux de laisser des évènements terribles, qui ont eu des conséquences irrévocables sur notre destin, se dissoudre dans le néant. Le peu de mémoire qu’il nous reste est constituée par les non-Africains, qui l’ont écrite et transmise à notre place. Cela est dangereux à mes yeux. À travers mes films, j’ai choisi de constituer une sorte de mémoire collective contemporaine qui servira aux générations futures. Si certains veulent s’en inspirer pour changer les choses, j’en serais heureux.
S. : Peux-tu me donner un avant-goût de tes prochains projets ?
DH. : Je prépare une mini-série avec Canal + qui convoquera notre mémoire, encore une fois, mais d’une façon originale. C’est une mini-série de six épisodes dont l’intrigue se déroule à Kinshasa. Parallèlement, j’écris un long métrage de fiction qui évoquera un pan de notre histoire récente.