Elsa & Johanna : « On visualise nos portraits comme un peintre sa toile »
Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Elsa & Johanna : « On visualise nos portraits comme un peintre sa toile »
La première s’appelle Elsa Parra, la seconde Johanna Benaïnous, ensemble elle forment le duo de photographes et réalisatrices Elsa & Johanna, pour lequel elles se mettent en scène sous la peau de personnages fictifs qui interrogent la codification sociale des identités.
Enfants des années 90, Elsa et Johanna se rencontrent à la School of Visual Arts of New York en 2014. Coup de foudre en amitié et en travail, elles proposent comme projet de fin d’études Couple of Them, une série photo de 72 autoportraits où elles interprètent tour à tour différents personnages fictifs, hommes et femmes identifiables socialement par leurs postures et leurs codes vestimentaires.
De la mise en scène de soi, alias le jalon-roi de notre époque digitale, Elsa & Johanna en font une marotte dans la droite lignée de Cindy Sherman. Sur le même modèle, elles se rendent en 2018 à Calgary shooter la série Beyond The Shadows, se laissant inspirer par les histoires des habitants chez qui elles logent. Un livre est actuellement en préparation avec une reconstitution de leur trajet à travers la ville.
Codification sociale à l’ère du tout-numérique
Le plus passionnant demeure leur approche du storytelling. Elles inventent une histoire à chacun de leurs personnages comme le ferait une scénariste, chinent des vieux vêtements avec la même ferveur qu’une costumière et se projettent dans leurs performances avec une ambition théâtrale jamais démentie. Ces personnes, on a l’impression de les avoir toutes rencontrées : de la girl next door au couple effronté, des gamines gymnastes à la mère au foyer.
En parallèle, les artistes mènent depuis toujours une carrière de réalisatrices. Plusieurs clips pour Len Parrot, Blow et Schérazade les ont menées à être repérées par Apple pour réaliser le court métrage Coup de Bol. Changement majeur de cap à l’horizon : les personnages sont interprétés par des acteurs. De leurs premiers clichés à New-York jusqu’à leur récente conférence à Paris Photo, Elsa & Johanna se sont confiées à notre micro sur leur travail fleuve imprégné de l’imagerie contemporaine.
Marin : Bonjour Elsa et Johanna. Vous vous êtes rencontrées à la School of Visual Arts of New York en 2014. À quel moment est né votre projet photo ?
Elsa Parra : Comme on était deux françaises dans une promotion pleine d’étrangers, on a pris des cours en commun pour s’entraider à la School of Visual Arts. Pendant ce séjour, on a beaucoup observé de manière instinctive les gens à New-York sans penser à un projet en particulier. On avait une entente créative qui était très forte entre nous. À notre retour en France, on a passé des vacances au Pays Basque chez mes parents et on s’est demandé : « Tiens qu’est-ce que ça pourrait donner si on se mettait en scène ? » On a démarré une collection de personnages que l’on a travaillé, émancipé puis pris au sérieux. Au début on ne se posait pas trop de questions et ensuite c’est devenu notre projet de diplôme.
M. : Est-ce que le foisonnement de New-York vous a inspirées ?
Johanna Benaïnous : On a beaucoup traîné à Brooklyn où il y avait une grande diversité de formes, de couleurs et de visages. C’est assez agréable d’être dans une ville d’extravertis et d’extravagants où on ne se sent jamais trop original. Ce qui nous a sauté aux yeux, c’était les codes vestimentaires d’appartenance à des groupes. Les looks mélangeaient de manière inconsciente une culture, une personnalité et un style vestimentaire selon les quartiers.
On a beaucoup travaillé dans les quartiers portoricains par exemple. Des motifs ont commencé à nous surprendre parce qu’on les avait vus mille fois : les bandanas avec le sweat à capuche, les Timberland marronnasses… On s’est rendu compte qu’il y avait une typologie d’anonymes. On avait la sensation de rencontrer les mêmes personnes dans différents quartiers.
M. : Vous vous mettez en scène à travers différentes typologies de personnages. Comment composez-vous leur attitude, leur style ?
EP. : Au début c’est très instinctif, on essaie des vêtements et des coiffures. On pense à la manière dont les personnages sont assortis vu qu’ils fonctionnent toujours à deux. Pour la performance, on a besoin de se raconter une histoire pour trouver une attitude, une façon de parler, des regards entre nous. Dans ce jeu d’accumulation, on cherche un équilibre entre l’homogénéité et la différence.
JB. : Le fait qu’on soit deux nous pousse à donner une vie commune à ces personnages. On doit se mettre d’accord sur qui est-ce qu’on joue. Nos histoires existent aussi pour faire vivre le personnage dans l’imaginaire commun du duo.
M. : Quel a été le processus de création de votre série (particulièrement marquante) Beyond the Shadows à Calgary ?
JB. : On a repris la manière de créer qu’on avait sur Couple of Them en évoluant dans une ville qu’on ne connaissait pas pendant un mois. On écrivait au jour le jour des histoires domestiques inspirées par les lieux où on vivait. Ça pouvait être un restaurant, une chambre, une salle de bain, un jardin ou un terrain de basket. On aime bien les terrains de basket (rires). Le challenge pour cette série a été de créer des histoires à partir des appartements et de leurs propriétaires. Ils avaient des histoires qui ont inspirées notre imaginaire, on est de vraies éponges.
M. : Comment est-ce que vous appréhendez les espaces dans lesquels vous vous mettez en scène ?
EP. : On a toutes les deux des scanners (rires). Quand un lieu nous plaît, on regarde tout dans le moindre détail : la lumière, le tombé d’un rideau, la texture d’un canapé… On a une analyse pour s’immerger au plus juste dans le lieu. Quand on est toutes les deux dans l’image, on valide le cadre ensemble et on se laisse jouer dedans. Quand on se portraitise l’une et l’autre, c’est beaucoup plus volatile. On se suit, on essaie plein de poses, il faut que ce soit vivant. Il y a un lien entre le théâtre, le film et la photo.
JB. : On visualise de plus en plus nos images dans la photographie comme un peintre visualiserait sa toile. On va voir un décor pour ses codes mais aussi en formes, en couleurs et en textures. On va ensuite y projeter nos corps, pour faire le jeu de mot d’école d’art « corps / décor » (rires). Très vite, c’est une superposition de couleurs et de matières couronnée par nos visages, qui ne sont finalement pas si importants. On pense nos films de la même manière.
M. : Vous avez réalisé de nombreux clips, notamment en premier lieu pour Lenparrot. De quoi était-ce l’envie ?
EP. : J’ai dit un jour à Johanna : « Ça fait des années que j’ai envie de réaliser un clip. » Elle m’a répondu : « Moi pareil. » L’envie est née naturellement de faire un clip ensemble. Len Parrot est un ami de Johanna à la base, on a développé une collaboration sur trois ans avec une collection de clips. On a créé un univers artistique qui nourrissait en même temps notre travail photo. Après l’école, ça nous a permis de nous affirmer dans la photo et la vidéo et trouver cet équilibre qu’on a toujours aujourd’hui.
JB. : Notre premier clip pour Len Parrot s’appelait Gena. On jouait la même femme dont on comprend que l’une est la vraie et l’autre est sa projection. Ce clip a vachement plu alors qu’on l’a tourné avec un vieux caméscope dans une cuisine d’un appart’ pourri à Brooklyn (rires). Très vite, on s’est rendu compte que c’était hyper ludique alors qu’en parallèle on faisait un travail qui demandait beaucoup d’intériorisation, d’incarnation et de doutes.
M. : De l’influence de Cassavetes à l’univers de Wes Anderson, parlons de votre dernier film Coup de Bol produit par Apple. L’écriture semble plus construite ?
EP. : On a du avoir une préparation très structurée avant de tourner. Au départ, on avait des images précises en tête comme les bols sur l’étagère qu’il a fallu installer dans le contexte global d’un monde imaginaire. On s’est calé sur une vision liée à la BD avec des vignettes qui s’enchaînent et se répondent. C’était intéressant de se forcer à prévisualiser techniquement le film, notamment le point de vue à la hauteur du petit garçon.
JB. : On avait envie de recréer cette sensation de démesure qu’on ressent lorsqu’on est enfant. Et accentuer ces sensations sans être caricaturales. Quand Apple nous a confié le projet, l’autre enjeu était d’avoir un début, un milieu et une fin. C’était un vrai challenge parce qu’il fallait qu’on s’attache au personnage et qu’on réussisse à se situer dans l’environnement en une minute.
M. : Comment s’est passé le casting du jeune acteur ? C’est la première fois que vous n’apparaissez pas dans un de vos projets…
JB. : On est tombé amoureuses immédiatement du petit garçon, c’est le seul qui nous ait fait quelque chose au cœur. On avait le choix entre deux garçons qui étaient très bien. La question s’est posée : soit on faisait un film style BD Boule et Bill, soit on choisissait Raphaël qui était très expressif. Il porte énormément le film où il est de tous les plans.
M. : Il y a une bascule dans votre carrière avec ce film où vous n’interprétez aucun personnage ?
EP. : C’est passionnant de diriger des acteurs généreux dans leur jeu. On a évolué dans notre rôle de réalisatrices avec une équipe de 60 personnes sur le plateau… Heureusement qu’on était deux (rires). C’est complémentaire de notre travail de mise en scène d’autoportraits.
JB. : Avant de faire ce court métrage, on a réalisé un moyen métrage de 42 minutes que l’on mettra sûrement en ligne l’année prochaine. C’était notre premier film aussi ambitieux dans sa construction où on joue tous les personnages. Il a fallu se poser cette question qui peut sembler bête : « C’est quoi un film ? » Penser les changements de plan, les raccords d’axe, sans aucun assistant. Ça a rendu tout plus facile que le projet d’Apple soit arrivé après.
M. : Quels sont vos prochains projets ? Aimeriez-vous vous attaquer au long métrage ?
EP. : On aimerait bien faire un autre court métrage de 10/15 minutes pour lequel on a déjà une idée. On va le déposer pour avoir des financements et des subventions.
JB. : On a envie de refaire un court de métrage avec une production de fiction qui nous soutienne sans une marque. Et pour le long métrage, on n’est pas pressé. Ne pas faire seulement du film ou de la photo nous protège beaucoup. On n’a pas à secouer notre pommier pour que les projets tombent, on a un jardin avec plein d’arbres fruitiers, et de temps en temps, on va en chercher un.
M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est votre définition d’un.e artiste ?
JB. : Je suis convaincue que tout le monde est artiste. Simplement, certain.e.s ont eu la chance de se développer plus tôt dans l’enfance, d’avoir été soutenu.e.s à un moment donné, ou d’avoir une force qui les ont poussé.e.s à s’exprimer. Un artiste c’est quelqu’un qui se sent légitime pour s’exprimer d’une manière qui n’est pas conventionnelle.