« Focus » : Hotel Radio Paris lance son magazine dédié à l’émergence
Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Fondateur de la webradio Hotel Radio Paris, Jean-Charles Leuvrey s’est associé à Dr. Martens pour lancer son magazine dédié à la jeune création française, Focus.
Le temps n’est pas à la fête pour la culture. À l’heure où la création se met en mode hibernation en attendant le retour des beaux jours, Focus donne un coup de projecteur à 16 artistes et collectifs émergents. Photographes, producteurs, deejays, poétesses, collectifs et stylistes : ces nouveaux visages comptent bien garder la tête haute face à une année qui a chamboulé tous leurs plans. Au fil de 80 pages au design léché, on passe d’une interview ultra spontanée à un édito photo avant-gardiste et une série de haïkus spirituels. De quoi donner du grain à moudre à ceux qui se morfondent sur une situation dite sans issue (à court terme).
À l’initiative du projet, Jean-Charles Leuvrey s’est entretenu à notre micro avec son franc-parler légendaire : sa passion obsessionnelle du format papier, la nébuleuse d’artistes qui l’entoure, son engouement pour la fougue créatrice des débuts. Si tu ne savais pas quoi mettre sous le sapin, on tient un bon plan de dernière minute.
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Marin : Salut J.C. On te connaît pour la webradio Hotel Radio Paris et là tu passes au format papier avec le fanzine Focus. D’où te vient cette envie ?
J.C. : À mes yeux, c’est plutôt un magazine. Un fanzine, c’est un truc que t’imprimes toi-même, à la maison. Un magazine, c’est pas pareil, tu vas chez un imprimeur, tu en as un nombre donné. Avant ça, des fanzines, j’en ai eu pas mal. Je suis skateur à la base, le fanzine c’est un format super important dans le milieu du skate. À 13 ans, j’allais chercher le fanzine du coin au skateshop, à 17 ans, j’ai eu mon propre fanzine, j’ai arrêté, puis j’en ai eu de nouveau un à 22 ans. Mon premier s’appelait Skate ta ville, c’est à l’époque où j’avais une émission de radio avec Brodinski.
M. : Et du coup l’apport de Dr. Martens ?
J.C. : L’idée est venue de Dr. Martens qui m’a dit : « Écoute JC, on fait des collaborations avec des différentes entités cools à travers le monde, on a aidé à créer une radio à Glasgow, un autre projet à Barcelone, etc… Est-ce qu’il y a un projet que t’as envie de faire ? ». Le magazine était une idée dont j’avais envie depuis longtemps. Comme on est à fond dans le digital, j’avais envie de prendre la tendance à contre-courant et de faire du papier. Le print est un truc qui me passionne, j’ai une grande collection de magazines et de livres.
M. : Il y a un magazine qui t’a influencé dans la création de Focus ?
J.C. : Dans la création de ce magazine, c’est le programme du Nouveau Théâtre de Montreuil qui est revenu comme l’inspiration principale, notamment pour l’intérieur bicolore du magazine en jaune et noir. Il y a aussi le photographe Ari Marcopoulos dont je suis fan depuis des années, des années et des années, qui avait créé un fanzine-livre imprimé sur du jaune, à moitié sur le skate, à moitié sur New-York, dans les années 90. Avec Pablo Jomaron de Red Lebanese avec qui j’ai fait la mise en page, on s’est dit : « Mais bien sûr, du papier jaune ! »
Je trouvais ça hyper cool d’utiliser le jaune de Dr. Martens, de brouiller les pistes entre le fanzine et le magazine, et puis fuck la couleur, et puis fuck le noir et blanc. Comme disent les américains, il faut « penser en dehors de la boîte ».
M. : Dr. Martens t’aide aussi à le distribuer gratuitement ?
J.C. : C’est clair qu’on a pu le faire parce que Dr. Martens a pris tous les frais en charge et Focus va être présent dans les shops de la marque. Le but, comme pour Hotel Radio Paris, c’est de mettre la lumière sur des gens sans mettre la lumière sur nous. La fame de Dr. Martens et d’Hotel Radio Paris va apporter de la lumière sur les gens qui sont dans Focus.
M. : En quoi tu trouves le format print complémentaire du format webradio ?
J.C. : C’est complémentaire parce que chacun comble les déficits de l’autre, étant donné qu’on n’y voit rien dans la radio. Là, on y voit clair. L’idée, c’était de partir du fait que Hotel Radio Paris est dans le cloud, le digital et dans les oreilles, et bim, avec Focus on est dans tes yeux.
M. : L’objectif avec Focus est de laisser une trace de cette génération sur le papier ?
J.C. : C’est intéressant que tu me parles de ça, parce qu’on a commencé à parler du projet avec Dr Martens à la mi-septembre entre les deux vagues de Covid-19, et le magazine sort maintenant. L’idée était de figer ce moment hyper-spécial. L’idée du magazine permet ça. J’ai figé l’ambiance de tout le monde dans l’entre-deux vagues. Peut-être que dans 6 mois, il y a aura un artiste qui se dira qu’il faisait ça à ce moment. Pour moi, les magazines sont des gros marqueurs temporels.
M. : Pourquoi avoir choisi du coup une couverture floue et pas un portrait ?
J.C. : J’aime bien ce pas de côté : avoir une webradio qui s’appelle « Hotel », avoir un magazine qui s’appelle « Focus ». La couverture est signée Maxime Bony qui ne fait que du flou. J’ai une passion pour la photo floue en ce moment (ndlr : Jean-Charles est passionné de photo et a songé à devenir photographe à 25 ans). J’ai rencontré Maxime cet été, j’adore sa sensibilité. D’habitude je suis très pointilleux et difficile pour la photographie, et là j’ai trouvé direct son travail incroyable.
M. : Et les autres artistes ?
J.C. : La ligne éditoriale, c’est d’aller pick-up un peu de tout : de l’art contemporain avec Anté Antoine, du graffiti avec Pour les rats, de l’upcycling avec Rubi Pigeon, des bijoux avec d’Heygere, les deejays de Noir Divine qui dépassent avec leur message super fort le simple cadre de la musique, et la deejay Zoovie Kazuyoshi qui fait de la musique le centre de tout. La ligne éditoriale, c’était finalement : « Checkez bien ces noms car dans 6 mois c’est eux qui deviendront cools. »
M. : C’est un brassage total de styles ?
J.C. : Les jeunes de vingt ans qui passent à Hotel Radio Paris, ils ne sont plus seulement deejays, producteurs ou photographes. Ils font absolument de tout. Ça n’a plus rien à voir avec les années 2010 où tu devais entrer dans une case. Par exemple, mon assistant fait de la photo, de la vidéo, des DJ Sets et il produit des sons. L’idée, c’est de prendre les gens qui ressortent de cette grosse cocotte-minute qu’est la jeunesse en France. C’est aussi une des premières fois où je peux mettre la lumière sur des gens qui ne sont pas uniquement dans la musique, parce que Hotel Radio Paris est grave focus musique. Là, j’ai des arts visuels, de la politique, de la photo…
M. : Tu as un projet qui représente bien cet aspect pluridisciplinaire ?
J.C. : Le collectif Tue l’Amour qui organise des soirées à Marseille a cette dimension pluridisciplinaire. Dans Tue l’Amour, il y a deux tatoueuses, un graphiste, deux deejays, un producteur, un rappeur… Tu vois le genre. Je les ai interviewés pour comprendre d’où ils viennent, ce qu’ils font et capter l’ambiance de leurs soirées. C’est dans les calanques de Marseille, au bord de la mer, avec deux kilowatts de son, 600 000 personnes, des fumigènes de stade de foot et ça boit des bières. C’est une rave party avec du rap.
M. : Tu présentes comment ce genre de profils sur un magazine ?
J.C. : Avec une grosse photo noir et blanc un peu floue, une écriture un peu caca. Au début je leur dis : « Ça dit quoi Marseille ? ». La vraie jeunesse, elle est là : elle se rejoint dans des endroits illégaux, elle se met torse nu et elle se défonce toute la nuit.
M. : Du coup la jeunesse, c’est vraiment ta grosse source d’inspiration…
J.C. : Je suis très, très, très inspiré par les jeunes. Je suis comme un vieux pervers, je checke les jeunes toute la journée et je m’inspire d’eux (rires). La musique et les arts visuels sont des métiers très enclins à la jeunesse, à partir de trente ans, tes idées sont recyclées. J’exagère un peu, mais c’est aussi un peu vrai quand même. L’innocence de la création liée à la jeunesse est intéressante. Beaucoup d’écrivains te diront qu’ils n’ont jamais mieux écrit avant leur premier livre.
M. : Tu me parles d’écrivain, je rebondis sur ta rencontre avec la poétesse Clarisse Prévost…
J.C. : Je cherchais de la poésie donc je me suis renseigné auprès de deux ou trois potes. Clarisse bosse dans le label parisien Roche Musique où mon pote Warren fait la DA, il m’a dit qu’elle écrivait des haïkus. En fait, c’est le seul moment où j’ai fait un appel à candidatures, j’ai laissé sa chance à tout le monde. D’habitude, je ne fais jamais ça. Il s’avère que Clarisse a eu sa chance et j’ai kiffé l’idée de faire des haïkus.
M. : On n’a pas l’habitude de voir des haïkus dans un magazine ?
J.C. : Le but avec Focus, c’était de faire quelque chose qu’on n’a pas l’habitude de voir. Je veux casser les codes. Je dis souvent que je suis un punk, je l’ai dit dans l’interview que j’ai fait pour Dr. Martens, et je le redirai encore. Tout est do it yourself à mort, c’est l’esprit punk et l’esprit skate.
M. : Il y a un autre artiste dont j’aimerais parler, c’est Patrick Bona qui a réalisé un reportage en Seine Saint-Denis. Pourquoi l’avoir choisi lui en particulier ?
J.C. : En France, on a une tradition de photographes de banlieue qui est née avec JR, qui est resté un an à Clichy-Montfermeil pendant les émeutes, grâce à Ladj Ly qui lui avait ouvert les portes de la cité. Je ne sais pas pourquoi et je trouve ça hyper cool, JR a créé dans les cités un mouvement de jeunes photographes. Au début, il y a eu Dadoummmmm. Depuis deux ans, Patrick Bona se retrouve sur le devant de la scène. J’ai rencontré Patrick à la radio, j’ai tout de suite adoré sa série sur les mamas africaines (ndlr : Les Princesses de Château-Rouge pour Vice, 2018). J’ai envie qu’il ait la lumière qu’il mérite, qu’il puisse faire demain des shootings pour Saint Laurent.
M. : Qu’est-ce qui te rend le plus fier dans ce magazine ?
J.C. : C’est le magazine en global qui est une concrétisation pour moi. Je suis heureux que tout le monde soit heureux. Je suis le chef d’orchestre mais il y a 35 personnes sur ce projet. La seconde chose dont je sois fier, c’est que tout le monde ait été payé, même ceux qui ont une interview. J’en ai parlé avec Dr. Martens : soit on fait un magazine pour soutenir la jeunesse, soit on l’utilise. On savait qu’il y aurait 1 700 copies, que ça tournerait sur les réseaux sociaux, mais perso je ne paye pas mon loyer en visibilité.
M. : Quelle est la meilleure chose qui puisse arriver à Focus ?
J.C. : Que le magazine tourne entre toutes les mains, que toute la France le voit et me suive sur Instagram (rires).
M. : Ça te fait 1 700 followers de plus (rires). Et la suite ?
J.C. : Que Dr. Martens me donne de l’argent pour qu’on refasse un magazine dans six mois. J’aimerais beaucoup proposer une formule biannuelle, j’ai encore des dizaines d’artistes à mettre en lumière.
M. : Avant de se quitter, tu connais notre question signature. Quelle ta définition d’un artiste ?
J.C. : Je pense que le mot « artiste » ne veut plus rien dire en 2020. Ça va dépendre de l’art que tu vas fabriquer et produire. Patrick Bona est indiscutablement un artiste. Moi et toi, on prend des photos le week-end avec notre portable. Est-ce que tu es pour autant un artiste ? On a tous un Iphone, on est tous photographe. D’un coup, photographe ne signifie plus forcément artiste. En 2020, tout le monde est un artiste, mais tout le monde n’est pas créatif.
Focus est aussi disponible gratuitement en format digital.