Professeur de lettres à ses heures perdues et inconditionnel du…
Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro étaient présents à la dernière édition du Festival européen du film fantastique de Strasbourg, pour présenter une version restaurée du cultissime La Cité des enfants perdus. Une première mondiale. Et l’occasion pour nous de revenir sur la collaboration de l’un des duos les plus créatifs du cinéma français.
Samedi 1er octobre. Ce matin-là, on se trouve dans les rues de Strasbourg en direction de l’hôtel Maison Rouge, un cinq étoiles dans le style Art déco. Un moment captivé par le design de l’hôtel, on se ressaisit vite en se rappelant que l’on a rendez-vous avec deux monstres du cinéma français, encore plus impressionnants que les formes géométriques qui accaparaient notre attention à l’instant.
On arrive au troisième étage et frappe à la porte n°322. Stéphane, l’attaché de presse, nous invite à entrer dans la suite de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. Là, aussi surprenant que cela puisse paraître, un chat nous accueille et semble presque indiquer le chemin d’un canapé où les deux hommes sont assis, totalement détendus.
Thierry : C’est la première fois que La Cité des enfants perdus (sorti en 1995) est présenté en version restaurée 4K. Que ressentez-vous ?
Marc Caro : On est super contents que l’aventure continue et c’est l’occasion de présenter à un nouveau public la dernière mouture technologique du film. Le fait que le public soit curieux et s’intéresse encore à La Cité des enfants perdus alors que le film a presque trente ans, c’est super.
Jean-Pierre Jeunet : Venir le présenter ici à Strasbourg, c’était aussi l’occasion d’une bonne choucroute ! (rires)
T. : Qu’apporte cette remasterisation au niveau de l’expérience cinématographique ?
J-P.J. : Un vrai bain de jouvence ! Quand le film est sorti en 1995, on a utilisé un procédé de développement et de tirage de copies qui bouchait un peu les noirs dans la pellicule, c’est-à-dire que certains détails étaient sous-exposés et donc non visibles à l’écran. Grâce à cette remasterisation, on a réussi à restaurer des détails visuels que l’on avait jamais vus, nous y compris. Le tirage est de meilleure qualité et le résultat est plus beau que l’original.
T. : Parmi la distribution, on distingue l’acteur américain de renom Ron Perlman. Pouvez-vous nous parler du casting ?
M.C. : Alors, moi je l’adorais. Avec la productrice, on cherchait plutôt des européens car c’est très compliqué de travailler avec des agents américains. On repoussait souvent le truc, puis de fil en aiguille, on a vu des acteurs comme Javier Bardem, Christophe Lambert… Mais il manquait quelque chose. J’avais vu le film Chronos de Guillermo Del Toro où l’on pouvait justement voir Ron Perlman sans maquillage. Je me suis tout de suite dit : « Putain c’est lui ! ».
J-P.J. : On a envoyé une demande à son agent américain qui nous a tout de suite envoyé chier, donc on est passés par Jean-Jacques Annaud (avec qui Ron Perlman avait travaillé quelques années auparavant pour La Guerre de feu, ndlr). Ron Perlman a viré son agent !
M.C. : Nous sommes ensuite allés à sa rencontre. Ron Perlman était à Los Angeles. On s’est rencontrés à New York, à mi-chemin, avec trois mètres de neige. Je me souviens de cette rencontre : il est arrivé avec les cheveux un peu… (il mime sa coiffure) avec une belle moustache. Puis Jean-Pierre me glisse à l’oreille « Marc, t’es sûr de ton coup parce que… ». Je sentais une lueur de doute dans le regard de Jean-Pierre (rires). On a fini par teindre ses cheveux en rouge, il a pris du muscle et c’est devenu One.
T. : La direction artistique de La Cité des enfants perdus oscille entre steampunk, cabinet de curiosité et mecha-robot. Pour la qualifier en un mot : remarquable. Pour preuve, elle a influencé le jeu vidéo BioShock mais aussi le film La Forme de l’eau, pour ses couleurs et son univers…
J-P.J. : (Il m’interrompt) Alors, La Forme de l’eau, n’en parlons pas ! Je dirais plus Delicatessen et Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain.
M.C. : Quand tu fais quelque chose, cela influence indubitablement le public. Nous avons aussi été influencés par d’autres œuvres pour La Cité des enfants perdus. Je pense notamment à Brazil de Terry Gilliam. Je suis tout aussi fan de la cinématographie, de l’anime et de mangas japonais. Tu t’inspires sans cesse d’autres oeuvres que tu t’appropries dans ton imaginaire plus français. Tu évoques aussi le steampunk mais il n’existait pas à l’époque. On appelait ça du rétro-futuriste dont Jacques Tardi en est le précurseur.
T. : On a l’impression d’être dans un songe par moment. Cela nous fait directement penser au cinéma de Satoshi Kon avec son œuvre posthume Paprika.
M.C. : L’univers de Satoshi Kon est davantage dickien (Philip K. Dick, ndlr). J’ai eu la chance de le rencontrer et j’ai d’ailleurs failli adapter une de ses bandes dessinées, La Sirène. Je suis un fan absolu. Ōtomo, Miyazaki, Mamoru Oshii également… On est dans le même imaginaire ! J’ai discuté avec Ōtomo qui est complètement fan de Mœbius (Jean Giraud, qui est un auteur de bandes dessinées, ndlr). Preuve qu’il n’y a pas de frontières pour l’inspiration.
T. : On distingue des personnages qui sortent de l’ordinaire que ce soit dans Delicatessen, La Cité des enfants perdus et Le Fabuleux Destin d’Amelie Poulain. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le marginal ?
J-P.J. : Dans tous les films, le facteur commun, c’est Le Petit Poucet. On voit un enfant qui se sert de son imaginaire pour lutter contre un monstre. Pour Alien, ce sont des monstres baveux. Pour Delicatessen, c’est le boucher sanguinaire. Pour La Cité des enfants perdus, c’est le vieux Krank. Dans Amélie Poulain, c’est l’introversion. Et même dans Un long dimanche de fiançailles, il s’agit d’une lutte contre la mort. À chaque fois, c’est le même thème : un enfant qui lutte contre un monstre. Ce qui correspond probablement à mon histoire personnelle.
M.C. : De mon côté, mon histoire personnelle est très liée à l’univers du cirque et des forains.
T. : Comme beaucoup de réalisateurs, Jean-Pierre jeunet, vous vous êtes lancé sur Netflix avec BigBug. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la genèse du projet ?
J-P.J. : C’est un film que tout le monde a refusé en France car l’histoire mélangeait des robots et de la comédie, un genre qui n’existe pas. Netflix, par contre, m’a donné son accord vingt-quatre heures après que je les ai contactés. En plus, ils m’ont fichu une paix royale et une liberté totale. Quoi qu’on dise, ils sont ouverts à tous les genres. Ils s’en fichent car ils savent qu’il y a un public pour le type de production que je leur proposais. Ils ne cherchent pas à faire trois cent mille entrées. Ils aiment la diversité. On peut très bien trouver des films de Jane Campion, des séries comme Black Mirror, ou des films comme Balle Perdue. Il faut plaire à tout le monde parce qu’ils se destinent à un public très large.
T. : Dès lors qu’un.e réalisateur.rice français.e se lance dans la science-fiction à gros budget, il/elle est souvent boudé.e, voire moqué.e par la presse. Le cinéma français n’est pas tolérant à ce genre. C’était le cas de votre confrère Luc Besson. Quel est votre point de vue ?
J-P.J. : C’est le marketing qui a pris le pouvoir. Les sociétés de production ne prennent plus de risque.
M.C. : Il y a quand même un historique. Le cinéma a longtemps été accaparé par la haute bourgeoisie. Quant au cinéma fantastique, il a toujours été marginal. Les films fantastiques ne sont jamais devenus des phénomènes de genre comme cela a pu être le cas en Angleterre ou en Italie. À l’époque, il y avait des studios comme la Hammer ou la Cinecittà qui étaient spécialisés dans ce genre de films. En France, cela n’existait pas. D’ailleurs, on a détruit tous les studios en disant qu’il était moins cher de tourner en extérieur.
T. : C’est vrai qu’il y a peu de grands films fantastiques dans le cinéma grand public français.
M.C. : Il y a eu des choses qui ont été faites mais cela a toujours été marginal. Et je pense qu’il n’y a pas de volonté. Quand tu regardes rétrospectivement le cinéma fantastique en Espagne dans les années 80, tu te rends compte qu’ils travaillent tous désormais à Hollywood et qu’ils font des grands films. En France, il y a eu des petites volontés de produire des films de genre grâce à CANAL+, notamment avec le soutien de Pierre Lescure.
J-P.J. : Aujourd’hui, on ne produit même plus de films comme Amélie Poulain, qui a eu un certain succès parce qu’il était justement un peu trop décalé. Le film n’entre pas dans des cases. Les films sont désormais assez formatés et faits par des gens qui sortent d’écoles de commerce. Ils ne prennent pas de risques. Ils prennent des recettes puis vont chercher dans le scénario là où il est écrit « qu’il y a un retournement de situation », puis quelques pages plus loin « qu’il y a le troisième acte ». Ils se réfèrent presque à des notices.
M.C. : Il leur faudrait le guide du scénario pour les nuls (rires).
T. : Quel est votre définition d’un artiste ?
J-P.J. : Moi qui adore Prévert, il détestait ce mot. Il ne se considérait pas comme un artiste. Alors si Prévert ne se considérait pas comme un artiste…
M.C. : De mon côté, j’aime bien l’idée que l’artiste fasse quelque chose du chaos.