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« Inner Song », la techno intérieure de Kelly Lee Owens

« Inner Song », la techno intérieure de Kelly Lee Owens

Marin Woisard

Auréolée du succès de son premier album en 2017, la productrice galloise Kelly Lee Owens fait souffler le froid et le chaud avec son second opus Inner Song, paru sur Smalltown Supersound.

Écouter le nouvel album de Kelly Lee Owens nous procure la même sensation qu’une douche brûlante après une promenade glacée d’hiver. Cette impression diffuse de bien-être s’écrit dans un alliage unique entre le froid synthétique des machines et la douceur réconfortante de sa voix. Les maîtres souffleurs de verre l’expérimentent depuis leur premier souffle, personne ne l’avait encore plaqué en accords sur des synthés. S’éloignant du minimalisme cold-techno de son premier opus, la « Björk de la techno » a ce gain d’âme, et disons-le, ce groove à 1300°C, que son second album Inner Song dépose pour faire onduler nos bassins, comme les volumes tournicotant sur une canne de verrier.

Bénie des maîtres artisans anglais, dont son premier parrain de studio Daniel Avery, qui l’avait repérée dans les allées du disquaire Pure Groove, puis de son ami Jon Hopkins avec qui elle a collaboré sur le mélodieux Luminous Spaces, la compositrice galloise est désormais bien établie à Londres, tout en gardant une forte connexion avec ses terres natales. Son compatriote John Cale (ex-Velvet Underground) signe un spoken-word distingué sur le mystique Corner of My Sky, avant que l’enfant du pays Michael Sheen ne devienne à son tour l’interprète du clip. Difficile de faire name-dropping plus prometteur.

Autrice d’une techno dite « cérébrale », Kelly Lee Owens cueille des émotions personnelles restées vives auxquelles le titre Inner Song fait référence : « Ces deux mots reflètent vraiment ce que c’était de faire cet album. J’ai fait beaucoup de travail intérieur au cours des dernières années, et il en est le véritable reflet. » La reprise IDM de Radiohead avec Arpeggi, le tunnel tendance Détroit de Melt!, le trip-hop planant de Re-Wild et l’influence dream-pop de Wake-Up battent en brèche les idées reçues d’un album techno, sensé être froid et lugubre, quand son disque s’ouvre à un spectre chaud et lumineux. Un album profond et ciselé qui façonne un climat techno propre à ses variations de synthés et de voix.

En exclusivité pour Arty Magazine, Kelly Lee Owens nous a accordé sa seule interview française où l’on parle de Radiohead, John Cale et féminisme.

Kelly Lee Owens reproduit la couverture de son album Inner Song, photographiée par Kim Hiorthøy
Marin : Salut Kelly. Le morceau d’ouverture de ton album, Arpeggi / Weird Fishes, est une reprise entièrement instrumentale de Radiohead. Pourquoi ouvrir ton disque ainsi ?

Kelly Lee Owens : J’ai toujours voulu faire une reprise de Arpeggi / Weird Fishes de l’album In Rainbows de Radiohead. C’est l’un de mes albums préférés et je continue à l’écouter sans cesse. J’aime tout dans cet album, l’émotion qu’il me procure, la production. Arpeggi est pour moi associé au son des synthés et j’ai eu l’idée de construire la reprise à partir d’accords simples aux synthés. Plus que ça, Arpeggi résume ce que j’ai traversé personnellement et tire un trait d’union entre mes deux albums. Les arpèges représentent une sorte de retour à la surface, à la lumière, hors de l’obscurité. Cette représentation a été pour moi le début d’un voyage. Tout ce que je fais a une intention, commencer l’album par ce morceau signifiait que j’introduisais l’histoire que j’étais sur le point de raconter.

M. : Ta voix prend l’ascendant sur les productions électroniques de tes tracks suivants. Quel était ton but en faisant dialoguer chant et synthés ? Plus particulièrement sur cet album ?

KLO. : Ma voix est mon premier instrument. Je viens du Pays de Galles et la plupart des gens font partie de chœurs, le chant est quelque chose de très encouragé. Les synthés sont arrivés plus tard dans ma vie, j’ai trouvé ça intéressant car les synthés sont une sorte d’extension de nous, le son du synthé est une collaboration avec l’humain. Je trouve ça encore plus intéressant de mettre ces sons ensemble. La voix est l’essence la plus pure que les humains aient, c’est une part de la nature elle-même. C’était intéressant d’avoir une réponse chorale avec les synthés, des harmoniques, ce que la voix peut aussi faire. Le synthé est en fin de compte comme une autre voix.

M. : Je repense au morceau ambient-trance Luminous Spaces co-produit avec ton ami Jon Hopkins et sorti en janvier 2020. Jon avait reçu des commentaires élogieux sur Youtube mais ton travail a été réduit à celui d’une chanteuse. Comment l’as-tu vécu ?

KLO. : Je me suis exprimée là-dessus plusieurs fois et je pense avoir dit tout ce que je pouvais sur le sujet. Jon est l’une des personnes qui a le plus soutenu ma musique, ça n’a rien à voir avec lui, mais avec les idées préconçues que l’on a sur les femmes, leurs compétences, leur authenticité quand elles sont partie prenante de la création musicale. Si un homme est impliqué dans un morceau sur lequel tu chantes en tant que femme, les gens vont supposer que c’est ton seul rôle. Et parfois c’est comme si tu n’avais même pas écrit la ligne vocale et que tu te contentais de la chanter. Ce serait intéressant de rentrer dans la psyché des gens, leur demander pourquoi, creuser plus profond, poser les bonnes questions : d’où est-ce que cela vient, qu’est-ce que cela signifie pour nous, êtres humains, qu’est-ce que cela dit de l’archétype féminin.

 

C’est vraiment très profondément ancré dans nos cerveaux de penser que les femmes ne sont pas capables de grand chose, en particulier sur des questions techniques. Donc oui, c’est décevant. Au-delà du fait que j’en parle, c’est aussi important que des personnes comme Jon m’offrent un tremplin pour créer.

M. : Comment une femme peut s’imposer en tant que productrice électronique dans un environnement à dominante masculine ?

KLO. : S’imposer n’est peut-être pas le bon mot. Ça présumerait que je devrais me placer dans ce milieu. C’est peut-être vrai, cela dit. Tu dois juste le faire quoi qu’il arrive. Si tu aimes ça, tu le fais et c’est tout. Si tu rencontres des obstacles, tu les affrontes, puis tu en parles. Tu dialogues avec les gens pour leur permettre de comprendre ta position. Mais oui, tu dois juste y aller, avancer avec ça, trouver des gens bien qui te soutiendront. Ne pas croire en soi arrive sûrement aux hommes comme aux femmes, mais plus particulièrement aux femmes qui ont tendance à douter d’elles. La confiance en soi est vraiment essentielle. Ce qui est très important, c’est d’y aller et de ne pas revenir en arrière.

M. : Ton compatriote gallois John Cale (ndlr : ex-Velvet Underground) a collaboré sur le track Corner of My Sky. Quel était ton souhait quand tu lui as proposé le projet ?

KLO. : Une fois l’instrumentation créée, j’ai su que le dernier instrument serait sa voix. Sa voix a quelque chose de ténébreux, imposant, narratif et énergique. Il a aussi une charmante intonation galloise. Je sentais que la prochaine étape c’était lui racontant une histoire sur les terres galloises. J’ai osé lui demander s’il voulait le faire. C’est très intime de demander à quelqu’un de parler de là où il vient, particulièrement quand son rapport est assez complexe avec ça. Je pense que c’est le cas pour quiconque vient du Pays de Galles. On ne nous apprend pas notre propre Histoire à l’école, on doit découvrir par nous-mêmes d’où l’on vient réellement, pourquoi on se trouve là. Je suis très honorée que John ait accepté de le faire. Il a décidé de chanter en gallois ce qu’il n’avait pas fait sur un disque depuis vingt ans. Je suis très touchée qu’il fasse partie de mon voyage et de l’histoire artistique galloise.

M. : Tu as sorti un clip hilarant avec la participation de Michael Sheen et des pancakes fantômes. Comment l’as-tu convaincu de rejoindre le projet ?

KLO. : Michael Sheen me suivait sur Twitter et je l’ai suivi en retour. Je lui ai envoyé l’album en avance et il a adoré. Il m’a demandé s’il pouvait être utile en quelque chose. Je lui ai répondu que si John Cale ne pouvait pas venir de Los Angeles pour jouer dans la vidéo, je chercherais quelqu’un à sa place. Il m’a dit que s’il était libre, il serait ravi de le faire. J’ai de nouveau eu beaucoup de chance d’être soutenue. Michael vient aussi du Pays de Galles, comme John il cherche à soutenir les artistes gallois. C’est très important car il n’y a pas tant de personnes qui dépassent les frontières du Pays de Galles en terme de visibilité, ce qui est une honte. Il y a tellement de créativité et de création qui viennent de là. Michael Sheen aide aussi beaucoup les personnes sans abri ou touchés par l’insécurité alimentaire, il m’inspire énormément.

M. : Tu as célébré plus récemment la liberté de l’outdoor avec la nouvelle campagne Corona. Qu’est-ce qui te manque le plus à cause de la crise sanitaire ?

KLO. : Actuellement, ce qui me manque le plus c’est ma famille, parce que je ne peux pas rentrer au Pays de Galles à cause du confinement local (ndlr : l’interview a été réalisée fin octobre 2020). C’est la chose à laquelle je pense en premier.

 

La seconde chose liée à la musique, c’est évidemment de pouvoir jouer en live. Il n’y a rien de mieux que de se connecter à un album dans une pièce où l’énergie passe de l’un à l’autre, de partager cet espace à ce moment précis. Ces espaces sont tellement bons pour la santé mentale des gens, pour le bien-être émotionnel. Ils nous connectent les uns aux autres et permettent d’avoir des moments d’évasion positifs. C’est vital. Le gouvernement a défendu les arts autant que possible car il voit le pouvoir qu’il y a là-dedans. Ils comprennent que plus on est connecté les uns aux autres créativement parlant, moins on sera susceptible d’être comme des hamsters dans des roues, pris dans quelque chose que l’on déteste. Les arts contiennent des idées puissantes. Nous avons besoin de protéger les artistes et les lieux artistiques.

M. : Jehnny Beth (ex-Savages) dit qu’elle écoute et aime beaucoup ton projet. Toi, quels artistes écoutes-tu en ce moment ?

KLO. : Je n’arrête pas de parler d’elle mais j’adore vraiment Sevdaliza. Je vais continuer à la citer jusqu’à ce que tout le monde écoute sa musique : sa voix, sa production, ses arrangements sont si puissants. C’est une artiste dont on a besoin en ces temps. Elle crée un espace de vérité et d’intégrité, je la respecte beaucoup.

M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine, quelle est ta définition d’une artiste ?

KLO. : Quelqu’un qui est intrinsèquement lié à ses propres expériences et aux expériences collectives. Comme le disait Nina Simone, le travail d’un artiste c’est de témoigner de son époque et de nous nourrir, en particulier dans les temps de désespoir. Le travail d’un artiste est d’être sincère et d’apporter de l’espoir. J’espère que je l’ai fait quelques fois. Si je l’ai fait rien qu’une fois, c’est gagné.

Inner Song est disponible sur Spotify.

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