Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Révélée par La Bataille de Solférino et vue plus récemment dans Fourmi de Julien Rappeneau, Lætitia Dosch s’est lancée dans la folle aventure d’un tête-à-tête avec un cheval. Tous deux nus sur les planches et le sable d’un haras, l’actrice et son équidé nous fichent un uppercut jubilatoire dans une pièce qui expie nos démons contemporains.
Quand on entre dans le théâtre, un message nous attend sur le siège : « Cher spectateur, Lætitia et moi sommes très sensibles au bruit. […] Je suis déjà sur scène mais je suis un peu timide, je ne viendrai pas te saluer. Gardons nos distances si tu le veux bien ». Signé : Corazon, le cheval. Ce texte franchement décalé n’est pas à prendre pour autant au second degré. Sur scène, se joue une tentative de duo où le cheval est considéré comme un acteur à part entière. En soit, l’égal de Lætitia Dosch. En parlant du refus de son personnage de vivre avec les hommes, la comédienne questionne notre relation à l’animal et à l’autre supposément plus faible. Vaste programme.
Autrice, metteuse en scène et interprète
Dans une scénographie qui n’est pas sans évoque une peinture de Botticelli, terre battue sur le sol et teinture figurative au mur, Lætitia Dosch est toute aussi nue que le cheval. La comédienne se lâche : ses craintes de femme, son désir d’enfant, le monde qu’elle ne comprend plus. C’est une tornade d’émotions, de colère et de passion que la comédienne balance par le texte, la danse et le rap. Le comédien Corazon n’est pas en reste puisque 20% du spectacle est réécrit chaque soir selon ses humeurs.
Pour autant, le fantasme d’une égalité absolue est vite rattrapé quand Lætitia Dosch fait parler le cheval, l’une libre par ses intentions d’écriture, l’autre contraint par ses clicks de dressage, comme une convention qui reviendrait au galop.
Marin : Bonjour Laetitia. On se projette constamment dans nos relations sociales avec les humains, mais le rapport à l’animal est encore plus énigmatique. Comment as-tu abordé ton échange avec Corazon ?
Lætitia Dosch : Les relations sont aussi énigmatiques avec les humains : comment est-ce que l’on fait fonctionner notre relation avec les humains (rires) ? C’est le thème de mon spectacle : qu’est-ce que c’est qu’une relation ? Elle échoue dans la pièce mais elle marche en vrai. Le théâtre le permet puisque tu recommences ta relation tous les jours. Tu peux recommencer tout ce que tu as raté la veille, et si c’était trop parfait ça ne marche plus. C’est presque plus facile avec un cheval qu’un acteur parce qu’il ramène de la vie tout le temps, et tu as juste à faire avec. Il faut par contre le mettre en conditions, Corazon est très sensible, il a peur de décevoir. Et c’est troublant pour plusieurs raisons : il te montre clairement que c’est toi qui est au-dessus de lui. Dès que tu es contente, ça lui procure un plaisir de ouf.
La relation dans l’histoire parle d’égalité mais elle n’est pas égale. Comme une directrice de projet c’est moi la chef, et quand je ne suis pas claire dans mes directions il n’est pas à l’aise. On utilise la méthode de clicker : tu fais un click, tu lui donnes une carotte, et il comprend quelle est la chose que j’ai bien aimé. En le cliquant beaucoup, Corazon va proposer de plus en plus de choses. On voit le spectacle qui change totalement de forme car le cheval va jouer dix minutes avec la tente : il sait qu’il en a le droit et qu’on a envie qu’il le fasse. Ce n’est pas une relation toute blanche.
M. : C’était effrayant d’envisager l’échec à chaque nouvelle représentation ?
L.D. : Ça m’a beaucoup effrayé pour écrire le spectacle. Que des jours soient très hauts, que d’autres il n’y ait rien. Il me fallait comprendre ce qui était en jeu.
M. : D’avoir une confiance aveugle en Corazon ?
L.D. : C’est marrant parce que je suis très émue à la fin de la première partie de la pièce, et le cheval sent cette émotion comme je sens les siennes. Ou en tout cas l’idée qu’il se fait des miennes et l’idée que je me fais des siennes.
M. : La relation est plus simple en s’accrochant au ressenti ?
L.D. : En tout cas les chevaux n’ont pas d’arrière-pensée ce qui peut être drôle. Quand il se fait chier par exemple, il se rend directement au placement suivant. Moi, il m’arrive que dans le jeu je ne m’en rende pas immédiatement compte. Tout est limpide au final.
M. : Pourquoi ton choix s’est porté sur ce cheval, dont le nom signifie par ailleurs « cœur » en espagnol ?
L.D. : Ce cheval avait douze, treize ans et il expérimentait. Je ne voulais pas d’un cheval qui perde patience car c’est fatiguant pour eux d’écouter les humains. Ça demande une concentration spéciale. Et finalement, c’est plutôt lui qui ai accepté que moi qui l’ai choisi (rires).
M. : Tu documentes les coulisses de la pièce dans un carnet de bord vidéo. Comment est née cette idée ?
L.D. : Je trouvais notre relation unique et qu’il y avait beaucoup de choses à partager. À l’origine, il y avait un KissKissBankBank avec des gens, des anonymes, qui soutenaient le spectacle. On a posté beaucoup de photos et de vidéos pour qu’ils voient à quoi ils participaient – parce que c’est tout aussi merveilleux que flippant. Surtout, on ne savait pas ce que ça allait donner donc le partage de l’expérience était essentiel. C’est bien de faire les choses aussi pour l’expérience.
M. : Tu avais envie d’inclure les spectateurs de cette manière ?
L.D. : Au début du spectacle, on donne une note au spectateur en lui expliquant qu’il est responsable du spectacle qu’il va voir : s’il y a trop de bruit, le cheval ne peut pas se concentrer ou un accident peut arriver. Tout le monde est dans le même bain. Pour une artiste c’est super reposant (rires). C’est comme si j’étais un représentant d’eux et qu’on allait voir cet animal ensemble.
M. : Qu’est-ce que tu voulais transmettre par ton texte si tu nous représentes ?
L.D. : C’est bien que le spectateur se construise une pensée, même si j’ai mon opinion très forte. Je voulais traiter de questions noueuses, du fait que nous les humains, on a une pulsion qui nous pousse à assujettir les gens, la nature, notre couple parfois. Cette chose-là me questionnait. Plus on aime, plus on a tendance à vouloir s’approprier la chose qui nous dépasse. J’avais aussi envie de toucher à l’imaginaire par cette nouvelle relation présentée comme un conte, avec ce décor et ce cheval qui parle. La place de l’imaginaire dans l’art et dans nos société était importante pour moi. Et enfin, la vie d’une femme aujourd’hui où plein de repères sont remis en cause. Il y a une urgence à créer quelque chose, et en même temps, on est un peu démuni. J’avais envie de partager ça avec le spectateur.
Ce n’est pas mon boulot de donner des messages mais plutôt de créer un endroit où l’on peut réfléchir, sentir, se poser des questions, et voir la délicatesse du rapport avec un animal qui est autre. L’animal ne fait pas de choses spectaculaires mais c’est ça qui est spectaculaire : avoir envie de traiter l’autre autrement.
M. : On dit que l’un des fondements du jeu est l’écoute. Tu mettras à profit cette expérience dans tes nouveaux rôles ?
L.D. : Pas que dans les rôles mais aussi dans la vie ! J’essaie d’apprendre à regarder les autres comme l’altérité. C’est quelque chose dans ma tête qui a changé, la personne en face est différente.
M. : Tu comprends que les spectateurs en soient émus ?
L.D. : Je pense que c’est surtout le cheval qui est hyper émouvant. Il fait 600 kilos et en même temps il a envie de la compagnie de l’Homme. C’est un ami des humains très sensible. Et peut-être aussi moi, en traversant des choses intimes… Quand j’ai écrit le spectacle, j’écoutais beaucoup Étienne Daho et les Casseur Flowters. Ces artistes arrivent à traiter de sujets intimes en les rendant accessibles à tout le monde comme dans le tube Le Grand Sommeil qui parle de dépression amoureuse. C’était cette logique que je cherchais : comment prendre des choses à soi pour les transformer en liberté et en beauté.
M. : Ça me fait penser au fait que tu rappes dans le spectacle ?
L.D. : Je trouve ça super qu’une femme nue rappe, ça casse l’image de beauté très gracieuse qu’il peut y avoir d’une femme nue à côté d’un cheval. Pour la chanson de fin, j’écoutais beaucoup Voyage d’Hiver de Schubert. Dans La Mégère Apprivoisée de Shakespeare, il y a un monologue de Catharina qui dit qu’une femme doit obéir, mais de manière sublime sur quatre pages. C’est le plus beau texte de la pièce car elle prend finalement le pouvoir sur les hommes. Notre place en tant que femme est très ambigu, notre pouvoir peut-être aussi d’être considéré comme un objet sexuel. C’est un endroit complexe que j’ai voulu avoir à la fin de la pièce.
M. : En cassant la vision unique du corps féminin ?
L.D. : L’idée c’est de jouer avec plein de couleurs du corps féminin : gracieux, moche, viril, joli… Le manque de complexité des rôles femmes – hommes me fait mal, parfois même dans les personnages que l’on me propose au cinéma.
M. : Quel serait ton lieu rêvé pour jouer Hate ?
L.D. : Dans une grande église pour l’acoustique… Et le reste (rires).
M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’une artiste ?
L.D. : J’aimerais que la définition soit la plus large possible pour que l’on puisse mettre des choses côte à côte qui n’ont rien à voir. Pour moi, c’est un besoin d’exprimer des choses secrètes, que je vais transformer en une forme vivante qui permette de les tenir à distance, de les sublimer, de les communiquer au spectateur. Parfois ça marche, d’autres fois non. L’art c’est trouver une fréquence où les gens se retrouvent.