Interview : Léonor Serraille revient sur la carrière de « Jeune Femme »
Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Récompensée de la Caméra d’Or au Festival de Cannes en 2017, la réalisatrice Léonor Serraille nous avait marqués avec sa chronique enlevée et générationnelle de son premier long métrage Jeune Femme.
Jeune Femme est diffusé ce mercredi 27 mai à 23H sur Arte, dans le cadre de la programmation que consacre la chaîne au Festival de Cannes. Le film sera ensuite disponible en replay jusqu’au 25 juillet.
Marin : Bonjour Léonor. Ton premier long Jeune Femme nous avait marqués en 2017 pour sa grande liberté. Quel regard portes-tu aujourd’hui dessus ?
Léonor Serraille : C’est un regard à la fois tendre et plein de responsabilités. Autant sur le film et son itinéraire, que sur le personnage en lui-même. Je ne cesse de repenser à Paula, à son énergie, à sa singularité, son irrévérence. Et ce n’est pas simple d’être à sa hauteur, finalement ! J’essaie à ma façon de m’en inspirer, de ne pas trop dévier. Entrer dans le temps présent, ralentir la vie et chercher ce qui fait sens pour nous. Ce sont des choses qui jalonnent un peu l’existence.
M. : Et en prenant en compte les événements récents ?
L.S. : Rétrospectivement, en tant que film qui est arrivé quelques mois avant l’affaire Weinstein, je me dis que Paula était bien les pieds dans le plat, dans son époque, avec ce besoin – et ce droit – de l’ouvrir sans cesse, quitte à déplaire ou décevoir, quitte à déranger, à faire des vagues. Alors je dirais que mon regard d’aujourd’hui sur le film est enrichi de tout un tas de résonances, portées par un vent de libertés et de révolte. Sinon, en tant que réalisatrice, je crois qu’on a pu inventer et fabriquer du cinéma dans une sorte d’ivresse, dans un maillage de contraintes. Cette façon de travailler, j’espère ne jamais la lâcher même si il n’y a qu’un premier film. Finalement Jeune Femme m’indique comment « être » un peu plus, et comment « faire ».
M. Tu portes un regard tendre et émouvant sur la jeunesse parisienne précaire. Quelle en était l’envie de départ ?
L.S. : L’envie de départ, pour moi qui ai du mal à me poser deux minutes, c’était de passer un vrai moment qui dure, avec quelqu’un. J’aurais pu choisir une médecin, une pilote, une cascadeuse, mais finalement, je l’ai choisie un peu perdue, sans étiquette, sans grande passion, car j’avais l’impression qu’on est beaucoup comme ça, à se sentir un peu paumé, avec ou sans grandes études, face à la vie d’adulte croulant sous plein de responsabilités. J’ai laissé vagabonder Paula dans des endroits ou boulots que j’avais pu découvrir pendant ma longue vie étudiante à Paris. Parce que je les connaissais, et parce qu’ils m’avaient construite.
M. Tu avais le sentiment de toucher des problématiques intemporelles ?
L.S. : Je n’avais pas le sentiment de toucher quoi que ce soit d’intemporel, et le spleen n’est plus à la mode, mais il peut surgir quand même. Comment se relever d’une chute ? Que nous révèle cette épreuve de nous ou des autres ? Ces questions m’intéressaient beaucoup. Dans la crise actuelle, cela prend une forme nouvelle : est ce qu’il n’y a pas d’autres façons de vivre ? C’est très sain de refuser des choses qu’on nous impose. Des fois j’ai l’impression que certains passent pour marginaux ou étranges, alors qu’ils sont peut-être juste moins intoxiqués par notre façon de vivre.
M. Jeune Femme, c’est le personnage extrêmement fort de Paula interprété par Lætitia Dosch. Comment s’est faite votre rencontre ?
L.S. : Je l’ai découverte dans La Bataille de Solférino – le scénario était déjà écrit, j’ai beaucoup aimé le film. Et elle. Plus tard, en financements, cela devenait concret, même si j’appréhendais de ne pas trouver « la » comédienne qu’il fallait pour le rôle. Nathalie Mesuret (qui a co-produit avec Sandra da Fonseca et Bertrand Gore) l’avait croisée plusieurs fois dans la rue et me disait : « J’ai vu Paula ! » Je me suis mise à dévorer tout ce que trouvais d’elle sur internet ou ailleurs, il y a avait une très forte intuition, tout simplement. Je lui ai écrit une sorte de lettre d’amour en y joignant le scénario et elle a accepté qu’on se rencontre. Un steak tartare-frites ensemble plus tard, aucun essai, et c’était plié.
M. As-tu envie de travailler à nouveau avec Lætitia ?
L.S. : J’ai très envie de retravailler avec elle bien sûr. Le sujet de mon prochain film ne le permet pas, mais ce serait génial de la retrouver dans pas trop longtemps, j’espère.
M. Le film a gagné en exposition avec la Caméra d’or au Festival de Cannes. Comment vit-on une telle reconnaissance ?
L.S. : C’était une tempête, un choc inattendu. J’ai évité pas mal de promotion internationale… Je voulais me protéger, je me sentais emportée dans quelque chose de fou. À Lille où on vit, j’ai même occulté de dire à pas mal de gens que j’avais fait ce film… Ça m’étonne moi-même, car du film, j’en suis fière. Pourquoi, je ne sais pas. Pour garder les pieds sur terre peut-être. J’aime les festivals de cinéma, j’aime moins le côté « prix » ou même la compétition. Alors de tout ça, je retiens l’exposition très heureuse du film et de l’équipe, des comédiens, et les publics variés qu’il a pu aller toucher dans le monde. Le voyage de Paula en somme, que je ne pensais pas voir voguer si loin.
M. Qu’est-ce que cela a changé pour toi ?
L.S. : Plus concrètement, j’ai refusé du travail depuis 2 ans (séries, écriture, etc) et je me suis focalisée sur le film à venir. Ce que ça a changé, c’est un gros coup de lumière et de booster. Là, en financement, on est lu avec beaucoup d’attention et d’attentes. Et c’est très bien.
M. Jeune Femme, c’est la trajectoire de Paula à la conquête de sa liberté. Je ne te cache pas avoir été atterré par les signaux inverses envoyés aux femmes par le palmarès des Césars 2020. Comment as-tu vécu la cérémonie ?
L.S. : La cérémonie des Césars 2020, je l’ai mal vécue comme beaucoup. J’ai trouvé que le cinéma était effacé sous les polémiques, le tapage médiatique, beaucoup d’hypocrisies en tous genres. J’ai pensé à ceux qui fabriquaient des films et qui vivaient ce moment comme une fête, avant, et qui se retrouvaient devant un moment qui n’a plus grand chose à voir avec le cinéma.
M. Quel regard portes-tu sur cette société qui présente de fortes résistances à son émancipation féministe ?
L.S. : Pour la parole des femmes et l’émancipation féministe, je m’exprime dessus dans mon film, je crois que c’est assez clair, et c’est là où j’aime encore le mieux m’exprimer, dans mon travail. Concernant la société, bien sûr perdurent des résistances, mais ne sous-estimons pas les bouleversements en cours, dont les fruits ne peuvent pas encore se cueillir. Ce qui pose problème, c’est que tout semble souvent unifié, comme s’il ne devait y avoir qu’une seule parole de femme si on est Femme. Heureusement que les choses sont plus complexes. En ce qui me concerne je me sens un humain, un individu avant tout. Ce qui m’intéresse c’est comment les problèmes concrets des femmes au quotidien peuvent s’améliorer. Les actes, et non les polémiques.
M. Sur quels projets travailles-tu maintenant ?
L.S. : Sur un film se déroulant sur plusieurs années. Un portrait de famille et son lien à la France. Le financement n’est pas terminé, mais nous envisageons de tourner tout début 2021. D’ici là, j’essaie d’avancer sur l’adaptation d’un livre.
M. Et comme c’est la tradition chez Arty Magazine, quelle est ta définition d’une artiste ?
L.S. : Qu’est-ce qu’une artiste ? C’est difficile à dire. Peut-être quelqu’un qui ne peut se satisfaire de la seule vie, et qui ne peut rien faire d’autre que de créer quelque chose, absolument.