Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Une leçon de photographie et de journalisme avec Louis Lepron
Journaliste et rédacteur en chef de Konbini, Louis Lepron est également un passionné de photo qui ne s’aventure jamais loin sans son Leica : ses portraits, reportages et séries personnelles en témoignent.
Il est environ l’heure du café sur le fuseau horaire français. Quinze heures et deux minutes, plus précisément. On a rendez-vous avec Louis Lepron pour remuer nos touillettes et parler photographie chez Le StudioClub – espace culturel où la rédaction d’Arty Magazine a pris ses quartiers. Le temps y coule différemment, rythmé par le passage des journalistes, des artistes et parfois les deux à la fois.
On arrive comme un ouragan précautionneux, rapide mais discret, pour rejoindre Louis attablé devant sa tasse blanche. Déposant son café, sa poignée de main nous confirme l’impression que l’on avait pu avoir de lui, assuré dans ses directives mais toujours humble et didactique, poli sans être froid, direct sans être abrupt. Surtout, Louis a ce regard calme et cet esprit vif des journalistes qui pensent organisé et qui organisent vite leur pensée. Du caviar pour un intervieweur.
L’entretien Chill & Curious
On avait des choses à se dire avec Louis. Déjà, parce qu’on ne s’était jamais vraiment rencontré, malgré des échanges mails qui remontent à sa prise de poste chez Konbini en 2013. Une éternité pour de vieilles connaissances numériques. C’est en se croisant aux Victoires de la Musique en début d’année, tandis qu’il patientait pour un cliché de Lous & The Yakuza devant ses loges, qu’on s’est dit qu’il était temps de sauter le pas.
Malin, il prend depuis plusieurs années des portraits photo de personnalités à la fin de ses interviews. C’est en faisant ses armes chez Rue89 qu’il rode son procédé au cours d’entretiens avec Shaka Ponk, Disiz ou encore Evan Glodell (réalisateur de Bellflower), avant de réitérer quatre ans plus tard pour le média au « K » tricolore. Louis Lepron est, en quelque sorte, notre Nikos Aliagas du web.
Pour notre entretien chill et curieux, on est remonté à la source de sa passion pour la photo, mais aussi de celles qu’il voue au cinéma et aux États-Unis. Rencontre avec celui qui est devenu, définitivement, bien plus qu’un journaliste à nos yeux.
Marin : Salut Louis. Tu es connu principalement pour ton travail en tant que journaliste et rédacteur en chef chez Konbini. Quelle est la place de la photo dans ton quotidien ?
Louis Lepron : La place de la photo n’est à la base pas très importante en tant que rédacteur en chef de Konbini, mon travail c’est plutôt de manager des journalistes. Ce qui est drôle, c’est que je me souviens que je faisais des reports photo de concerts au tout début de Konbini. À partir de 2017/2018, j’ai commencé à prendre en photo les artistes, chanteurs et comédiens que j’interviewais. Le but était d’en garder un souvenir. Maintenant, je dois avoir 4 ans de portraits derrière moi.
M. : Comment est-ce que tu t’y prends pour réaliser ces portraits dans l’urgence ?
LL. : Je demande les portraits à la fin des interviews, je trouve que c’est beaucoup plus simple de leur demander à ce moment. Je ne peux pas non plus faire de grand travail sur la lumière, ni vérifier ou changer le fond. C’est encore pire en press junket (ndlr : interviews réalisées à la chaîne pour la promotion d’un film ou d’un album). Imagine que tu es avec Steven Spielberg, tu as 5 secondes pour prendre la photo en tout et pour tout. Tu ne peux pas dire « Attendez, j’en prends une seconde » sinon tu as l’attaché de presse ou l’agent de l’artiste qui te met hors de la pièce (rires).
M. : À quel âge es-tu tombé dans la potion photographique ?
LL. : J’ai eu assez tôt un appareil numérique comme tous les enfants des années 90/début 2000. Ensuite je me souviens que mon père m’avait prêté un ancien appareil argentique, le Nikon F3, pour un voyage en famille aux États-Unis. Avec ça, j’ai commencé à travailler mon regard. Je suis passé d’un appareil numérique où je pouvais prendre des milliers de photos à un argentique où je n’avais qu’un nombre limité de poses. J’avais 13/14 ans.
M. : Qu’est-ce qui t’a plu dans la démarche de la pellicule ?
LL. : Déjà, l’idée d’attendre pour avoir un résultat, je trouvais ça assez fou et encore, c’était ordinaire il y a 20 ans. Tu dois aussi faire des choix quand tu prends des photos en argentique. Évidemment je me plantais, mais quand j’en avais une bonne et que c’était la seule que j’avais de la situation, j’étais super heureux. J’étais déjà intrigué par la pellicule et j’aimais le résultat.
M. : C’est par la contrainte que tu as travaillé ton regard…
LL. : Oui en quelque sorte, mais je n’en étais pas conscient à l’époque.
M. : Quelles sont tes principales influences ?
LL. : Hmmm… Avec du recul, je dirais que c’est principalement ma personne et mon caractère qui influencent la manière dont je prends des photos. Chaque personne va avoir une approche différente face à un appareil. Pour ma part, je préfère rester discret en 50mm : je suis un peu éloigné, on ne me remarque pas trop, et j’ai le temps de prendre 4/5 photos sans qu’on ne m’embête trop.
M. : Et tu as des sources d’inspiration extérieures ?
LL. : Ma seconde influence c’est le cinéma. Quand je pense au lien entre photo et cinéma, c’est Se7en de David Fincher qui me vient immédiatement en tête avec sa palette colorimétrique et la direction photo de Darius Khondji. Tu sens que la photo est très présente sans surpasser le message du film ou le rôle des acteurs. Je trouve que c’est de la photo cinématographique et j’aime bien l’idée qu’il y ait une perception cinématographique dans ma photo, si c’est possible en tout cas. Ça peut d’ailleurs poser problème dans le reportage qui doit être le plus objectif et neutre possible.
Il y a aussi évidemment les cadrages hyper travaillés de Stanley Kubrick. Je me suis intéressé à ses reportages dans les années 50 pour Life, notamment quand il avait suivi le boxeur Walter Cartier (ndlr : A Day in the Life) avec qui il a fait le long métrage Day of the Fight. Je trouve ça fou, il faisait de la photo de rue sans même le savoir. Tout ce qui est cinéma laisse aussi des traces : des plans de Shining ou de Full Metal Jacket… Ça me fait inévitablement penser à Wes Anderson qui contrôlement totalement son cadre où tout doit rentrer. Je ne dis pas que ça m’influence directement, mais ça me donne des idées de cadrage.
M. : Ce sont des maîtres de la symétrie, tandis que toi tu as tendance à décadrer ?
LL. : Oui, c’est pour ça que c’est paradoxal. Kubrick est le roi de la symétrie, mais Se7en de Fincher propose des moments caméras à l’épaule. Je pense à cette séquence quand Brad Pitt et Morgan Freeman entrent dans l’appartement qui est adaptée à la situation. Tout part de l’instinct et de la position dans laquelle tu es par rapport à la scène. Comment est-ce que tu fais pour trouver le bon angle si la situation se passe à cet endroit ?
J’ai l’impression que quand tu es en reportage, tu as dix mille possibilités d’approches par rapport au sujet. On dit souvent qu’il y a deux écoles. La première, c’est tu restes à un endroit et tu attends que le sujet entre dans le cadre travaillé au préalable. La seconde, c’est d’avancer et faire évoluer ton angle au fur et à mesure.
M. : De quelle école te sens-tu le plus proche ?
LL. : Je préfère la seconde école bien que je n’en aie pas forcément. Ce qui m’attire dans la rue, ce sont les gens et les stratégies que tu vas mettre en place pour t’en approcher, dans le cadre où tu veux les mettre. Il y a une personne de loin : est-ce qu’elle vaut le coup que je reste ici, ou est-ce qu’elle m’amènera à ce que je m’approche d’elle. Par contre tu ne sais jamais si ça va marcher ou pas. J’aime moins la première école, parce que dès que tu t’arrêtes avec un appareil photo, les gens te repèrent.
M. : À part si t’es caché dans un arbre…
LP. : Mais là c’est un peu creepy (rires). Le but c’est de faire partie de la population afin que personne ne sache que tu es là. Après, je sais qu’il y a des photographes qui cherchent le regard face caméra mais la présence du photographe est identifiée. Est-ce que la personne aurait été différente si elle n’avait pas vu le photographe ?
M. : Comment est-ce que tu envisages tes photoreportages à l’étranger ? Je pense au Maroc en 2017…
LL. : Le but de la série au Maroc était de raconter mon voyage en famille là-bas. Je suis parti avec un appareil argentique pour retrouver les sensations du voyage aux États-Unis, avec des paysages que je connais un peu mais pas trop, et cette dimension de road-trip qui m’intéresse. J’aime l’idée du voyage dans le sens où tu as un récit de ce que tu découvres d’un point A à un point B.
La question que je me pose à chaque fois, c’est comment trouver une cohérence entre des paysages qui ne se ressemblent absolument pas. Je trouve intéressant de trouver un angle comme pour un article : les habitants, les détails qui font que je suis dans ce pays, les paysages en grand angle…
M. : Il y a un souvenir de voyage qui t’a plus marqué que les autres ?
LL. : Je suis parti au Vietnam en juillet 2019. J’en suis encore à l’étape de la sélection des photo, j’ai pris trop d’angles différents : parfois je m’intéressais au paysage, parfois aux gens. Le travail que je découvre depuis peu et que je trouve intéressant, c’est comment transformer le matériau de base avec des cadrages différents et la sélection des photos. Tu te sépares d’images que tu aimes bien mais qui n’ont pas leur place dans le projet.
M. : Tu photographies avec quel boîtier ?
LL. : J’ai un Leica M240 avec un objectif 50 mm depuis un an et demi. J’ai aussi un Leica Minilux 50 mm avec lequel je fais des portraits. Je trouve ça mieux d’être contraint par un objectif que d’en changer sans cesse pour avoir la photo que je veux. Ça aide à avoir une cohérence finale sur un projet photo et trouver sa place dans l’environnement.
M. : Est-ce que le choix de l’objectif change ton rapport au monde ?
LL. : C’est drôle parce que quand je prends des photos au 50mm, il faut que je me recule de 3 mètres. Si tu dois prendre une photo de près, il n’y a pas de soucis. Mais quand je suis en reportage, c’est différent.
J’avais interviewé Raymond Depardon où il me disait qu’à un moment donné il faut choisir entre le 35mm et le 50mm. Le 35mm est proche de l’œil tel qu’on le connaît tandis que le 50mm est plus zoomé. Je trouve que ce choix dit quelque chose du photographe, en tout cas de moi, dans le sens où je préfère être plus éloigné de mes sujets. J’ai l’impression, en y réfléchissant à haute voix, que c’est rechercher de l’intimité avec quelque chose dont on a une forme de peur. C’est-à-dire que le 50mm va réussir à combler les deux en restant à distance tout en trouvant une intimité.
M. : On s’est vu en février dernier aux Victoires de la Musique, où tu as réalisé un reportage sur Lous & The Yakuza. Quel objectif as-tu utilisé ?
LL. : Pour Lous & The Yakuza aux Victoires, j’étais au 50 mm. Ça me permettait d’avoir une photo à deux mètres d’elle comme si j’étais au 35 mm à un mètre. Je me concentre de cette manière sur sa personnalité. J’ouvre souvent à 2,8, parfois à 2 quand je fais des reportages sur une seule et même personne. Je mets tout sur elle pour qu’elle soit la plus nette possible.
M. : Tu me parles de ton positionnement dans l’espace physique, mais dans l’espace mental des artistes tu es associé à un journaliste. Est-ce ça t’aide ou pas ?
LL. : C’est bien mieux d’être dans une position de journaliste parce que l’artiste sait à quoi s’attendre. J’ai envie d’avoir des photos qui parlent, et tu les obtiens seulement quand l’artiste a confiance dans le photographe. C’est comme en interview où tu sais que tu vas poser cette fameuse question qui fâche : tu prends du temps pour y arriver, tu mets en place une stratégie pour que la personne en face de toi se livre de manière naturelle, que les questions y mènent petit à petit. C’est un long processus qui peut prendre du temps.
M. : C’est la technique Wiseman, tu te fonds dans le décor…
LL. : C’est comme prendre une photo dans l’intimité de quelqu’un : tu ne vas pas aller tout de suite dans la chambre, tu vas attendre sur le palier, entrer dans la maison et arriver petit à petit dans un espace intime. Pour Lous & The Yakuza, l’espace intime c’était les loges où aucune caméra n’entre. Cette métaphore d’accéder à l’artiste était incarnée aux Victoires de la Musique par la porte de la loge. J’ai du rester 2 heures avant de rentrer. Tu as peu de temps pour montrer à la fois que tu respectes l’artiste et que tu veux faire de belles images.
M. : Comment est-ce que tu retouches tes photos ? Tu as pris 48H entre le reportage et la publication sur Konbini pour le reportage de Lous & The Yakuza. Le timing était serré…
LL. : Pour être franc, je faisais très peu de retouches avant. J’avais une application Iphone qui me permettait de vérifier les contrastes, les lumières et la colorimétrie. À l’été 2020, je me suis mis sur Adobe Lightroom. J’ai découvert un monde où j’ai eu l’impression que je pouvais me perdre très facilement face au nombre de possibilités. Du coup, les premiers mois où j’ai travaillé dessus, j’ai trouvé un grain et une colorimétrie que j’aimais bien. J’ai maintenant des réglages de base que j’applique à chaque fois et que j’affine ensuite.
Je me pose la question de l’impact que ça peut avoir sur ma créativité. Est-ce que c’est bien d’avoir des réglages prédéfinis ? Est-ce que tu les fais évoluer ? J’ai une gamme d’une 20aine de presets faits-maison et de possibilités que je veux donner. En reportage, il faut que la photo soit jolie et attire l’œil, mais pas non plus qu’elle donne l’impression qu’elle ait été refaite. C’est un équilibre important qui me fait penser à la fameuse théorie de Depardon…
M. : Depardon t’a marqué…
LL. : Quand Depardon te parle photo, tu te tais et tu écoutes (rires). Il disait que quand il fait une photo, il l’imprime et la met partout pour voir si elle est réussie : sur un mur, à l’envers, à l’endroit, dans ses toilettes, par terre…
M. : C’est comme certains ingénieurs sons qui vont écouter leur mastering sur un smartphone, une chaîne HiFi, dans une voiture…
LL. : C’est exactement ça. Par contre il ne faut pas confondre avec : « Le soir je mets l’image dans les toilettes et le lendemain autre part. » C’est de voir l’image de manière différenciée et dans différents espaces pour que t’aies le temps de l’assimiler. Par exemple, j’ai fait différentes photos sur le tournage du clip Je ne sais pas de Lous, il m’a fallu du temps pour savoir lesquelles valaient le coup. Dans le cadre d’un projet qui se définit au fur et à mesure que les jours passent, certaines photos deviennent de plus en plus évidentes. Je trouve que le temps, c’est la meilleure manière de retoucher les photos.
M. : Quelle serait ton expérience photo rêvée ?
LL. : Sans hésiter, une traversée des États-Unis pendant 6 mois en road-trip avec départ immédiat (ndlr, propos recueillis en mars 2021). Je pense à Robert Franck qui a traversé pendant 2 ans les États-Unis avec sa famille pour The Americans. C’est une grande référence en terme de reportage pour raconter l’état d’esprit d’un pays… Le plus grand challenge qui existe.
M. : C’est l’idée du parcours qui te plaît ?
LL. : À l’été 2020, je suis parti en voyage à vélo à travers la France. Évidemment j’ai pris un appareil photo. Je suis parti de Paris vers la Bretagne, puis je suis descendu par La Rochelle, puis Côte Basque jusqu’à Perpignan. L’idée était comment on raconte la découverte de paysages que l’on ne connaît pas.
M. : Le temporalité du vélo a du influencer ton regard…
LL. : Ça a toujours été une question que je me suis posée : « Quelle est la meilleure façon de prendre des photos ? » Je pense que c’est en marchant mais il faut avoir beaucoup de temps devant soi (rires). En vélo, tu ne peux pas t’arrêter toutes les cinq minutes parce que sinon tu n’arrives jamais à destination. Ça a toujours été une bataille intérieure entre la photo et ne pas se freiner dans mon élan.
M. : On a commencé cette interview par les États-Unis et tu la termines par les États-Unis. Qu’est-ce que je peux te souhaiter pour la suite ?
LL. : Retourner aux États-Unis (rires). En réalité, je pense que c’est d’avoir des projets totalement imprévus qui m’ouvrent un nouveau champ d’opportunités.
M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?
LL. : Je ne me considère pas comme un artiste, mais si je devais donner ma définition ce serait quelqu’un de visionnaire, qui a réussi à digérer toute une culture dans son domaine et régurgiter quelque chose de totalement nouveau. Un artiste est quelqu’un qui surprend.