Interview : Nodey, le sourire retrouvé
Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Connu pour avoir été le beatmaker de Youssoupha et de Lalcko, Nodey a fait ses armes dans le milieu du rap parisien. Mais c’est en Asie que le producteur a trouvé un second souffle, loin de la capitale française dont il avait fait le tour, pour délivrer un premier album simplement intitulé d’un smiley mystérieux.
Paris a le sourire énigmatique de la Joconde, Ho Chi Minh a le smiley contagieux de Nodey. Son premier album sobrement intitulé : – ) dessine l’image intérieure d’un artiste en paix avec lui-même, depuis que le producteur a pris la décision de tout plaquer pour s’établir au Vietnam, pays de ses racines et terreau inépuisable d’inspiration. Nodey N’Guyen, de son état civil, nous offre un premier album dans la lignée expérimentale de ses EP Atrahasis et Vinasounds, poussant le curseur jusqu’à se nourrir de la musique traditionnelle de son enfance, la techno-90s de son adolescence et le rap actuel.
L’album au smiley jovial présente plusieurs facettes du producteur au sein d’un même format long. Par ses collaborations avec le rappeur hexagonal futuriste, Hyacinthe, et la star émergente vietnamienne, Suboi, Nodey témoigne d’une bienveillance à l’égard de la nouvelle scène internationale, prise sous son aile le temps de plusieurs bangers rutilants. C’est surtout par sa capacité à s’entourer de talents asiatiques parmi les plus inventifs et idolâtrés de l’art contemporain, dont l’expérimentateur chinois Tianzhuo Chen pour le clip de G.H.O.S.T et le cinéaste saïgonnais Anh Phi Trần pour Dôi Khi, que Nodey décline un univers obsédant et avant-gardiste. À noter que l’artiste vient de mettre en ligne sur sa chaîne Youtube une websérie passionnante sur la création de son album.
Marin : Bonjour Nodey. Il y a quelques temps, tu as tout plaqué pour aller vivre en Asie. Pourquoi ce départ ? A t-il influencé ton approche de la production de ton premier album ?
Nodey : Je pense en effet que toute la conception de cet album est basée sur mon envie de quitter la France. Je sentais que j’étouffais et que je tournais en rond. J’avais besoin de nouvelles perspectives afin d’avoir une meilleure compréhension du monde, de l’époque que l’on vit, mais aussi de moi-même. Au début j’ai choisi l’Asie car j’avais des opportunités pour vivre là-bas mais avec du recul, je comprends qu’il y avait un désir inconscient de me reconnecter avec mes racines.
M. : Je t’ai connu en tant que beatmaker de Lalcko, Youssoupha et le collectif parisien du label UGOP. Rétrospectivement, quel regard portes-tu sur cette période ?
N. : C’était mes années dans le rap parisien. C’est une période un peu sombre dans le rap : l’industrie sombrait dans la crise, il n’y avait plus d’argent, pas de meufs, musicalement c’était bizarre. Mais c’était très formateur pour moi.
M. : Tu continues d’ailleurs de collaborer avec la nouvelle garde du rap. Il y a ce featuring avec Hyacinthe sur Ta Tristesse et l’artiste vietnamienne Suboi sur Doi Khi. J’imagine que la connexion a été différente avec ces deux artistes, comment s’est-elle faite ?
N. : Avec Hyacinthe, on se connait du forum rap des années 2000 de l’Abcdr du son. C’était le commencement de la relation entre le rap et internet. Sur ce forum, j’ai fait la connaissance de personnes intéressantes que j’ai pu rencontrer ensuite dans la vraie vie, dont Hyacinthe fait partie.
Quant à Suboi, je l’ai rencontrée lors d’une séance en studio. On nous a mis en relation il y a 2 ans pour faire de la musique ensemble quand je suis arrivé au Vietnam, et Doi Khi est le premier morceau qu’on a fait ensemble lorsqu’on s’est rencontré. Notre rencontre a d’ailleurs été filmée dans l’épisode 3 de la websérie retraçant la création de l’album.
M. : Je perçois des influences musicales vietnamiennes mêlées à des ambiances techno-90s, notamment sur Krishna et Wu-Tang. Le fait d’être parti vivre en Asie a fait ressurgir des souvenirs d’enfance, qu’est-ce que tu écoutais dans ta chambre d’ado ?
N. : C’est fort possible. Si je dois résumer 3 influences majeures de ma tendre enfance : la musique vietnamienne que j’entendais dans les événements culturels de la communauté où ma famille était très investie, la dance music qui était le style le plus populaire quand j’étais enfant, le hip-hop qui est le courant qui a façonné mon adolescence.
M. : Tu disais en 2016 au micro de l’ABCDR du Son : « Une partie du rap se doit de demeurer insolente, sinon ça devient du jazz. » Avec ce renouveau en Asie, ta connexion à la nouvelle génération, tes souvenirs de jeunesse… Cet album est une manière de rester jeune à jamais ?
N. : Il y a de cela, oui. Pour rester jeune à jamais, il faut rester éveillé constamment. Pour cela, il faut de nouvelles expériences, de nouvelles aventures. Étant né et ayant passé toute ma vie à Paris, je sentais que si je ne partais pas de là pour découvrir de nouvelles choses, mon étincelle allait s’éteindre en restant enfermé dans cette ville, finalement assez petite si on prend du recul.
M. : J’ai été heureux d’être surpris par l’insolence visuelle du clip G.H.O.S.T – / 鬼.鬼 \ du réalisateur chinois Tianzhuo Chen. Vous vous êtes rencontrés pour une première collaboration en 2016 pour le film Ishvara. Tu me racontes ?
N. : Cette rencontre s’est justement faite au moment où je me sentais enfermé dans une routine, et que j’avais envie d’en sortir. À l’époque, je sortais avec une fille qui était plus cultivée que moi, et qui m’avait recommandé de surfer sur le site de Dazed & Confused. À l’époque, je ne connaissais pas du tout le magazine. Et c’est là que je découvre un clip vidéo réalisé par Tianzhuo Chen. Son travail a été un choc pour moi, je ne comprenais pas grand chose à ce que je voyais, mais j’ai adoré. Je lui ai tout de suite écrit un mail pour le féliciter et lui montrer mon travail. Il a kiffé, il a proposé que l’on se rencontre à Berlin le mois suivant, car il avait une expo là-bas. Le courant est bien passé et il m’a emmené en Chine pour que je travaille sur sa performance Ishvara. Je lui dois beaucoup. Il m’a beaucoup donné confiance en moi. Grâce à lui, j’ai pu voyager dans plein d’endroits, j’ai rencontré des gens totalement différents du monde auquel j’appartenais. C’est notamment lui qui m’a permis de faire ma résidence artistique en Chine où j’ai pu créer mon album.
M. : Pour revenir au clip de G.H.O.S.T, quelle était la volonté derrière ce travail fascinant imprégné de rituels hindous et de cannibalisme ?
N. : Toute l’idée du clip vient de Tianzhuo et des Asian Dope Boys. En vrai, je ne connais pas toute la signification. Quand je lui ai demandé de me faire un clip, il m’a répondu qu’il était partant pour faire une vidéo de danse à Varanasi, une des plus vieilles villes au monde où se déroulent des cérémonies funéraires. Il m’a dit qu’il allait se débrouiller pour que ça ne me coûte pas d’argent et que je puisse même faire partie du voyage. Il m’a juste demandé d’avoir un morceau assez long. De mémoire, c’est à ce moment où j’ai créé le morceau G.H.O.S.T, après qu’il m’ait fait part de son idée de clip en Inde.
M. : Après ça, j’ai découvert le clip de Đôi Khi réalisé par Anh Phi Trần (Cako). On trouve très peu d’informations dans la presse française sur ce mélange d’images abstraites, de chorégraphies et de carte postale urbaine du Vietnam. Tu peux m’en parler ?
N. : Comme avec Tianzhuo Chen, c’est Anh Phi qui a pensé à tout pour le clip, Ce sont des personnes très talentueuses, donc j’ai tendance à laisser une carte blanche totale aux réalisateurs. En tout cas, ce qui nous rapproche Anh Phi et moi, c’est que nous sommes deux parisiens d’origine vietnamienne vivant à Saigon. On a tous les deux cette envie de renouer avec nos racines vietnamiennes, tout en ayant conscience et en assumant la part française et occidentale de notre identité. L’idée est de dresser un tableau un peu halluciné de notre perception du Vietnam. Je recommande fortement le Behind The Scenes du clip qui donne de bons éléments d’explications.
M. : Et c’est comme la tradition chez Arty Magazine, quelle est ta définition d’un artiste ?
N. : Aujourd’hui, ma définition d’un artiste est une personne qui crée des choses belles et poétiques pour mieux faire accepter le monde dans lequel on vit.