Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Pour la sortie de son cinquième disque Room With a View, Rone présente un spectacle collaboratif au Théâtre du Châtelet du 5 au 14 mars 2020 avec le Ballet National de Marseille. Le producteur nous a accueillis lors des derniers filages pour parler de sa création collaborative. Entretien-fleuve.
Place du Châtelet, 11H55. Il ne nous reste que le temps d’une dernière cigarette avant de rencontrer Rone. Les rues sont pleines de l’agitation des passants qui sortent pour leur pause déjeuner. Il y a ce travailleur forcené qui fonce tête baissée, ces copines qui rient en échangeant un potin, ou encore ce couple de touristes qui s’embrassent sur les quais. Non loin, un kiosque blindé de gros titres que plus personne n’ose regarder. Urgence climatique. Faits de société. Soulèvement populaire. À peine un regard pour les gros titres, et on plonge dans le Théâtre du Châtelet par l’entrée des artistes.
Le caisson noir du théâtre est coupé du monde, insonorisé, presque silencieux. Seuls les techniciens s’affairent sur scène. Une immense carrière de marbre fait office de décor. En coulisses, Rone nous attend pour parler de ce que l’on vient de voir sans n’avoir rien vu : Room With A View est le spectacle d’observateurs du monde face aux enjeux environnementaux. De son regard, Rone nous redonne la vue.
M : Bonjour Rone. À quelques jours de la première représentation de Room With a View, tu te sens comment ?
R. Pour l’aspect artistique, je suis confiant et serein parce que je suis très fier de ce qu’on a fait. J’ai hâte de le montrer. Mes angoisses se situent plutôt au niveau des machines et des danseurs. Depuis qu’ils sont arrivés à Paris, j’ai peur qu’ils se blessent parce qu’ils font des choses très physiques. Et puis mes machines modulaires sont parfois capricieuses.
M : Parlons du lien entre machines modulaires et corps en mouvement. Comment les chorégraphies du collectif La Horde s’articulent avec ton live ?
R. C’est un spectacle dans lequel je vais beaucoup bouger. Je vais commencer en haut d’une carrière de marbre, dans une grotte, et il va y avoir un effondrement… Je ne dévoile pas trop le reste pour ne pas trop en dire (rires). Je vais évoluer sur la scène en interactivité avec les danseurs, on ne voulait pas que ce soit un concert de Rone avec des danseurs autour.
M : Justement, j’ai vu la live session de Human réalisée par La Blogothèque. Tu était déjà en immersion au milieu d’une chorale ?
R. J’ai fait chanter les danseurs sur le morceau Human, mais ils n’étaient pas dispo pour la live session. J’ai fait un appel sur les réseaux sociaux et des fans de toute la France m’ont rejoint pour improviser une chorale. Mais c’était une autre équipe, celle de La Blogothèque, pour cet objet à part que j’adore. Il y aura ce morceau dans Room With A View qui sera interprété par les danseurs qui vont le gueuler sur scène (il imite des cris, ndlr), ça va être super cool. Ce sera différent mais c’est une pièce maîtresse du spectacle.
M : La création de cet album-concept est arrivée comment sur la table ?
R. Je sortais de la tournée du précédent album et je voulais composer le nouveau. Le Théâtre du Châtelet m’a contacté pour une carte blanche : « On te donne les clefs pour deux semaines et tu fais ce que tu veux » . Je me suis dit « Ah pas mal » (rires). C’est un super cadeau pour un artiste, parce que tu peux faire un projet ambitieux avec tous les moyens mis à disposition. Je me suis dit qu’il fallait que je partage cette scène gigantesque, et j’avais depuis longtemps envie de travailler avec des danseurs. Le gros de l’album s’est composé en créant le spectacle avec le collectif La Horde. Je pensais aux danseurs que j’avais rencontré et aux thèmes que l’on voulait aborder.
M : En plus, tu as composé ton album dans un autre lieu chargé en Histoire ?
R. J’ai composé à deux endroits. Avant d’avoir la proposition du Théâtre du Châtelet, j’avais une résidence dans la maison de George Sand dans le Berry. J’étais complètement isolé là-bas, j’ai pu composer avec les fantômes de Chopin qui a créé dans cette maison les deux-tiers de son œuvre. Ça m’a beaucoup touché car j’ai souvent besoin de quitter Paris pour composer, et j’ai découvert que Chopin avait la même problématique à son époque. La deuxième partie a été finalisée à Montreuil dans mon studio. C’est là où j’envoyais les maquettes à La Horde pour que les danseurs puissent commencer à bosser dessus. Dans un dernier temps, je suis allé les rejoindre à Marseille.
M : Tu partages quoi avec La Horde pour avoir eu autant envie de travailler avec eux ?
R. Beaucoup de choses. On était déjà en contact, ils connaissaient mon travail et j’aimais beaucoup le leur. Toute leur dimension politique me plaisait. Je me sentais comme une responsabilité quand Le Châtelet m’a donné cette carte blanche. J’avais un outil qu’il fallait intelligemment exploiter et je ne voulais pas juste un concert comme en festivals d’été. Pour mettre du sens, La Horde sont les coéquipiers parfaits. Dès le début, je voulais qu’on parle d’urgence climatique et d’écologie. C’est une ficelle que l’on a tiré et finalement ça parle de beaucoup plus de choses. De l’éveil des consciences d’une jeunesse révoltée, en fait.
M : Tu es l’un des premiers artistes à t’attaquer de manière aussi ambitieuse à ce sujet contemporain, pourquoi ça te tient à cœur ?
R. Je suis hypersensible face au sujet des enjeux climatiques. Je me sentais impuissant par rapport à tous ces titres de presse qui parlent de fin du monde dans toutes les papeteries. Tout le monde continue à vivre comme si de rien n’était. Comment on absorbe ces informations, comment on les digère, et comment moi je peux les recracher avec de la musique et des danseurs, ça me semble incontournable. C’est hyper délicat car on ne veut pas être donneur de leçons. Je me questionne juste sur ce qu’on peut faire et ce qu’on peut changer. Je pose plus de questions que je ne donne de réponses, mais c’est un sujet que je veux traiter.
M : Quelles ont été les réactions du public face aux premiers filages ?
R. Je suis touché car j’ai vu pas mal de gens pleurer. C’est assez dingue. Notamment les gens les plus âgés qui devaient voir à travers les danseurs, qui sont très jeunes, un reflet très fort de la jeunesse de leurs petits-enfants. C’est un miroir de la société. Les principales inspirations des chorégraphies sont des sujets d’actualité, des manifestations, des révoltes. Je me suis demandé très tôt comment je voulais que les gens sortent du spectacle. Je veux que ça fiche la niaque, c’est finalement une révolte joyeuse qui te donne envie de te lever et crier.
M : C’est ça la « vue » présente dans le titre Room with a View ?
R. Pour moi, ce titre veut dire plein de choses. Déjà, mon interprétation personnelle c’est que je travaillais avant dans un studio sans la lumière du jour, et maintenant je me mets face à une fenêtre. Room With a View c’est aussi notre positionnement avec La Horde et les danseurs en tant qu’observateurs. Ça peut être un écran de smartphone, la télévision ou Internet. On observe depuis notre petit cocon car la crise écologique ne nous atteint pas encore directement, mais on a toutes les informations en main pour s’en saisir.
M : Il y a depuis toujours une portée philosophique dans ta musique. Tes collaborations avec l’écrivain Alain Damasio sont déterminantes pour cela ?
R. J’ai beaucoup d’intuitions mais Alain Damasio leur donne des mots en tant que brillant orateur et écrivain. Ils me conviennent et disent des choses que je ressens. Sur le morceau Nouveau Monde, il y a un débat entre Alain Damasio et Aurélien Barrau. Au début, ils posent des faits pour lesquels ils essaient de trouver des solutions. Alain Damasio répond que les artistes doivent inventer de nouveaux récits et déconstruire le héros traditionnel basé sur un certain modèle de réussite. C’est un beau challenge qui est posé. Alain nous invite à créer de nouveaux mythes, allez les gars (rires) (le régisseur vient nous annoncer que la répétition va reprendre, ndlr).
M : Puisque l’on va bientôt se quitter, ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?
R. Woooaw (rires). (Il réfléchit, ndlr) J’ai deux enfants et je redécouvre combien ils peuvent être créatifs. Quand ils dessinent ou quand ils font de la musique, ils y trouvent de la joie et c’est très naturel. Je me dis qu’on a tous été enfants, donc on a tous été artistes. À un moment donné, certains perdent confiance ou s’en détournent. Et d’autres non. Ces gens là restent de grands enfants jusqu’au bout et deviennent des artistes.