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Thomas Azier : « La liberté s’accompagne toujours d’une forme de danger »

Thomas Azier : « La liberté s’accompagne toujours d’une forme de danger »

Arthur Glasender

C’est dans un café à Pigalle que nous avons retrouvé l’auteur, chanteur et compositeur hollandais Thomas Azier, qui sortait début juin son quatrième album : Love, Disorderly. Il nous a confié les dessous de la création de ce nouvel opus.

Thomas Azier est âgé de seulement 19 ans lorsque qu’il quitte les Pays-Bas pour Berlin en quête de son propre parcours musical. Inspiré par la scène berlinoise, il produit en 2014 son premier album Hylas, fruit de cinq années de travail. Remarqué dès 2012 par WoodKid, il collabore avec Stromae puis finira par produire son second album Rouge en 2017 avec Dan Levy, membre du groupe The Dø et compositeur de musiques de films. Il sera récompensé d’un Edison Award (prix musical néerlandais) pour ses deux premiers albums.

Un quatrième album à l’esthétique sombre et réaliste

À 32 ans aujourd’hui, Thomas Azier continue de faire évoluer sa musique et nous propose un nouvel album plus mature et précis. Riche de nombreuses collaborations, ce nouveau projet reflète le regard et les observations de l’artiste sur le monde. Aux sonorités plus sombres et à l’esthétique très réaliste, Thomas Azier a pris tous les risques afin de créer un débat intègre sur notre société.

Arthur : Bonjour Thomas. Selon toi, la musique pop est particulièrement efficace pour transmettre un message et partager des observations sur le monde. Quel est le message de cet album ?

Thomas Azier : Je pense que le monde tel qu’il était en 2019 et surtout tel qu’il est aujourd’hui devient de plus en plus en difficile à ignorer. Sur ce projet, j’ai voulu créer un espace pour ressentir les choses et où l’interprétation est permise pour celui qui écoute ou qui regarde. Je voulais faire une musique qui soit une place d’observation et de débat pour tous ces sujets qui me semblent importants.

A. Quels sont les sujets que tu as voulu mettre en lumière ?

TA. Pour te donner un exemple avec le morceau Entertainment, je parle des flux d’images qui nous entourent en permanence. On regarde nos téléphones et on a accès de la même façon à l’actualité, à la pornographie et à la publicité. J’ai voulu m’intéresser aux effets de tous ces stimulus. À la fin de la journée, est ce que ça me change ? Pourquoi est-ce que ça m’interpelle ou ça me fait sentir indifférent ? Ces différentes perspectives m’intéressent beaucoup et c’était important pour moi de trouver un moyen d’en débattre dans ma musique.

A. Du coup, toutes les représentations visuelles dans les clips sont très importantes pour toi, non ?

TA. Complètement. C’est le travail de ma copine Ellen Treasure – qui s’occupe de la direction artistique du projet et avec qui je travaille depuis le 2ème album. C’était important pour nous de trouver des gens qui soient indépendants et qui partagent la même volonté et la même façon de travailler. Ça devient de plus en plus précis. On a réussi à dépasser une sorte de mur imaginaire en abordant des sujets nouveaux qui sont difficiles et qui peuvent déranger. En travaillant avec des réalisateurs indépendants, on voulait s’assurer que le message ne soit pas biaisé. On a cherché à créer un débat intègre hors du système.

A. J’ai beaucoup apprécié le morceau d’ouverture Love, Disorderly. J’ai ressenti l’énergie et la tension exprimées dans des morceaux tels que Another Brick in the Wall des Pink Floyd et L’Apprenti Sorcier de Paul Dukas. La résolution jouée par les violons me fait penser à un morceau de King Crimson. Quelles ont été tes inspirations pour ce titre ?

TA. Ce morceau est le résultat d’improvisations, ce qui est différent d’une jam. Lorsque tu improvises en musique, tu cherches à atteindre une destination précise, un espace idéal qui te surprend et t’émerveille constamment. Lors d’une session de jam, je ne pense pas que ce soit le cas. Pour ce titre, j’ai d’abord travaillé avec le guitariste expérimental finlandais Obi Blanche. Puis on a réenregistré les pistes avec un orchestre car on voulait être certain qu’elles soient parfaites et qu’elle sonnent exactement comme nous le souhaitions. Contrairement à avant, je travaille de moins en moins sur l’ordinateur et en studio. J’aborde la composition différemment. On travaille une improvisation assez rapidement, on se laisse quelques semaines voire mois de réflexion et on le retravaille.

A. Et pour la partie visuelle ?

TA. C’est Laurent Chanez qui a réalisé le clip. Il a cherché à capturer l’essence de ce monde. Les images que l’on voit sont les observations qu’il a réalisé durant l’année 2019. J’en suis vraiment fier, il a réussi à créer un clip qui donne la sensation de feuilleter un magazine National Geographic et de traverser des stories Instagram. Il n’y pas de jugement mais la volonté de montrer ce monde tel qu’il était à ce moment là en 2019, avant le Covid.

A. Tu as présenté une reprise de Freed From Desire de Gala sur ton album. Qu’est-ce que ce morceau représente pour toi ?

TA. C’est Obi [Blanche] qui est venu avec cette idée et quand j’ai lu les paroles, j’ai pensé qu’elles étaient particulièrement pertinentes et modernes. Est ce qu’on ne voudrait pas tous se libérer de ses désirs ? Ce morceau parle du temps dans lequel on vit. Il me tenait à cœur de réaliser ma propre version. Lorsque tu cries Freed From Desire, ça diffère de l’original, je voulais faire quelque chose de poignant. Je le ressens comme un manifeste pour moi-même, j’ai trouvé beaucoup de liberté dans cette indépendance, la liberté de sortir ce que j’ai envie, la liberté de parler des sujets qui m’intéressent. Lorsque tu commences à faire cela, tu réalises qu’il s’agit d’un acte politique en soit que d’arriver à être libre.

A. Justement, quelle est ta vision de la liberté ?

TA. La liberté, c’est le danger, ou plutôt l’acceptation du danger. Ça n’est pas si facile de l’accepter. C’est pour cela que dans Hold On Tight, nous avons utilisé la moto comme une métaphore de ce danger. La liberté s’accompagne toujours d’une forme de danger. Les gens recherchent plus de libertés mais évitent les dangers et la prise de risques nécessaire pour l’atteindre.

A. Le sixième morceau de l’album m’a également marqué, For Tsoy. Est-ce que tu peux m’en dire plus ?

TA. C’est tiré du nom de Victor Tsoy, un adolescent russe qui a créé une identité pour la jeunesse russe et qui est décédé jeune dans un accident de voiture. Sa musique est restée très importante pour la pop russe. Je voulais lui rendre hommage à travers ce morceau. 

A. Revenons un peu en arrière, au moment où tu as commencé à faire de la musique. Quels artistes t’ont inspiré à ce moment là ?

TA. Je pense que les gens qui m’ont toujours inspiré sont ceux qui construisent des ponts entre la pop et des idées avant-gardistes. Brian Eno, Scott Walker, dans un sens je dirai aussi David Bowie aussi, mais plus Brian Eno, Scott Walker, John Maus. Brian Eno est un producteur des années 70 et 80 qui a travaillé avec U2 et qui a collaboré avec Bowie sur ses projets les plus importants.

A. Est-ce que tu peux partager avec nous un de tes meilleurs souvenirs durant la réalisation de cet album ?

TA. Je pense que c’est quand Ayoto Ataraxia [NDLR : Le réalisateur du clip de Hold On Tight] m’a envoyé la version finale du clip. Ça m’a vraiment impressionné. On en avait parlé, il devait partir en Birmanie avec sa caméra 16mm et il l’a juste tu fais tu vois. Son process de création pour le clip reflétait ma vision et le processus d’improvisation auquel je tenais et que j’ai utilisé pour la composition de la musique. Il est parti en Birmanie, il ne connaissait personne, il a juste loué un bus et a commencé à filmer les gens qui partaient travailler en moto. Lorsqu’on l’a reçu, c’était pendant le confinement, j’étais tombé malade et j’ai vraiment eu la sensation de recevoir beaucoup de force.

A. Est ce que tu peux me décrire une journée type lorsque tu travaillais sur cet album ?

TA. Ça a été un processus très différent cette fois. L’album est le résultat de multiple collaborations. Généralement, on se retrouvait au studio et on travaillait quelques heures puis on laissait la journée se passer. On sort, on discute, on prend un café. C’était très différent et nouveau pour moi. Ça n’était plus les journées acharnées que je faisais au début où je travaillais de 9h du soir à 9h du matin. Je n’apprécie plus ça maintenant, je n’apprécie plus d’être en permanence derrière l’ordi. J’aime beaucoup plus l’idée de rassembler des musiciens, les personnes que j’apprécie et avec qui j’aime jouer. J’aime créer de la musique sur cette base. 

A. Et tu as eu des moments plus solitaires dans la création ?

TA. J’ai quand même passé une période seul, mais plus du tout comme j’en avais l’habitude sur les précédents projets. Je pense que je travaille moins mais que je réfléchis plus. Je travaille un peu puis je prends le temps d’y penser. Collaborer est vraiment agréable. J’ai eu l’opportunité de travailler avec un orchestre sur cet album, c’était un vrai pari car tu mets en jeu beaucoup d’argent pour une journée. On parlait de prise de risque et de danger tout à l’heure, et ça a été un moment particulièrement important pour moi.

« Love, Disorderly » a été enregistré avec un orchestre de 35 musiciens
A. Ça a été le moment le plus dangereux pour toi durant l’album ?

TA. Oui, tu investis tellement d’argent sur une journée en engageant 35 musiciens, c’est beaucoup d’adrénaline. Les majors ont déjà des difficultés à le faire, alors en indépendant… Tu tiens vraiment à ce que le résultat soit parfait. Sur une journée, on te dit que tu ne pourras faire qu’un ou deux morceaux, mais on a réussi à tous les faire. C’était un rythme intense et une expérience incroyable. Lorsque tu acceptes de prendre des risques comme on l’a fait avec l’orchestre, tout le monde est concentré pendant vingt-quatre heures, c’est un moment incroyable où des surprises peuvent arriver et des erreurs aussi. Dans tous les cas, ton projet devient plus intéressant.

A. Lorsque tu avais 19 ans, tu as décidé de prendre justement un risque en décidant de partir vivre à Berlin. Quels sont tes nouveaux challenges aujourd’hui ?

TA. Ce sont plus des enjeux et des challenges financiers. Gérer un label, produire sa propre musique, c’est comme pratiquer un sport à haut niveau. Tu as besoin de devenir plus critique, plus précis dans ce que tu veux dire. Ça n’est pas si facile d’aborder les sujets dont nous avons parlé sans jugement. Ça n’est pas simple d’arriver à observer le monde et le montrer tel qu’il est sans donner l’impression que tu donnes une leçon. C’est pour ça que la musique pop est importante pour moi. Elle peut être plus forte que la politique. La musique qui s’engage dans une démarche artistique pure est un véritable challenge. J’aime revenir à la base qui est d’écouter de la musique, et lorsque je mets mes écouteurs, être transporté dans un nouveau monde. C’est pour ça que j’aime Scott Walker et tous ces groupes, j’ai la sensation qu’ils créent des ponts vers de nouveaux univers

A. Ça me semble être le timing parfait pour te poser la question signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’un artiste ?

TA. C’est vraiment une question difficile. Je pense que c’est plus intéressant de parler de profil artistique. Qu’est ce qui définit un profil artistique ? Je pense que c’est quelqu’un qui réussi à démocratiser l’art et la créativité. J’essaie de voir la créativité d’une façon plus large aujourd’hui. Surtout dans les choses simples. Un artiste fait preuve de créativité et choisit de partager son œuvre avec le monde.

Retrouvez Thomas Azier sur Instagram.

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