Une vampire est accro à Instagram dans le nouveau film d’Emma d’Hoeraene
Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
La réalisatrice Emma d’Hoeraene croque la superficialité sur les réseaux sociaux avec son nouveau court métrage L’Effroyable Influenceuse, périple d’une fashionista vampire en quête de likes sur Instagram.
Les nuits s’allongent, la lassitude guette et l’animation festive de Pigalle n’est plus qu’un lointain souvenir. Pour survivre au mois le plus déprimant de l’année, la réalisatrice Emma d’Hoeraene déboule avec son nouveau court métrage à la légèreté salvatrice, L’Effroyable Influenceuse, interprétée par l’actrice Adèle Simphal. S’emparant de l’imagerie séduisante du vampire, peau diaphane et beauté éternelle, la parisienne livre une satire contemporaine sur la superficialité à l’ère d’Instagram, que l’auteur des Précieuses Ridicules ne renierait pas. Une scène au Cimetière du Père Lachaise, où est enterré Molière, pourrait d’ailleurs faire office d’hommage au mordu de comédie.
Remarquée avec son premier court métrage F*cked en 2016, Emma d’Hoeraene manie avec brio les préoccupations actuelles avec son esthétique minimaliste, faite de couleurs pastels et de personnages troubles. La cinéaste est surtout attachée au travail de la chanteuse Alice & Moi dont elle a réalisé trois clips : la fanfiction décalée J’veux sortir avec un rappeur, le tableau énamouré de Je suis all about you et la charge sulfureuse de Je suis Fan, avec laquelle L’Effroyable Influenceuse dresse des passerelles thématiques.
Marin : Salut Emma. Je commence cette interview de manière très originale : comment vas-tu ? Qu’est-ce que je peux te souhaiter pour 2021 ?
Emma d’Hoeraene : Bonne année à toute l’équipe d’Arty ! Honnêtement, avec cette période, j’ai l’impression de passer de l’euphorie à la dépression nerveuse un jour sur deux, mais ça va. Mes vœux pour 2021, pas très original non plus, ce serait juste que la vie reprenne, et qu’on puisse faire des bises par milliers.
M. : Sur ta bio officielle, on peut lire que tu as été imprégnée d’une forte culture cinéphile dès l’adolescence. Quels films de chevet nourrissent ton travail ?
E.H. : Pour commencer par du classique, Kubrick, Fellini et Pasolini dans leur période surréaliste m’ont mis de très grosses claques. Le point commun c’est la folie presque malaisante qui émane de leurs films, et leurs visuels d’une beauté à couper le souffle. Mes films cultes sont Fight Club de David Fincher et Bronson de Nicolas Winding Refn… Deux films jouissifs, violents et beaux à la fois, à l’image de la vie, j’aime ce contraste. Le film qui m’a donné envie de faire du cinéma, c’est Mauvais Sang de Leos Carax. Il m’a bouleversée. Si on me lance sur le sujet des films qui m’inspirent, je pourrais en citer tellement, j’en découvre tous les jours…
M. : Je t’ai connue avec ton court-métrage dystopique F*cked. Quel regard portes-tu rétrospectivement sur ce film ?
E.H. : C’est un de mes premiers films, je le regarde avec tendresse, car il est plein d’imperfections et de maladresses. Mais il représente assez bien ce mélange de beauté et de violence que j’affectionne. En tout cas, je ne me suis pas trompée sur la menace qui guette nos droits.
M. : Sur une échelle de 1 à 10, l’évolution des droits des femmes dans le monde, tu la sens comment ?
E.H. : Je noterais l’évolution des droits des femmes à la fois 0 et 10. Aujourd’hui, il y deux courants qui s’opposent : les gens qui veulent une société plus inclusive et tolérante, et ceux qui ont peur du progrès et s’agrippent à des valeurs passéistes. Je simplifie bien sûr pour faire court. Honnêtement, je ne sais pas si j’ai de l’espoir, je change d’avis tous les jours.
M. : Tu prenais déjà plaisir en 2016 avec F*cked à brouiller les pistes entre fashion film, clip et court-métrage. Pourquoi ce format hybride te plait-il autant ?
E.H. : Tout est lié : la mode, la musique, la fiction… Je n’imagine pas faire un film sans penser à ces 3 éléments. La musique tient une place primordiale dans mon travail. C’est un langage universel, qui nous prend aux tripes, elle est parfois plus éloquente qu’un dialogue. Ensuite, j’ai commencé ce travail assez jeune, et je ne me sentais pas assez mûre pour filmer ce que je ressentais, sans passer par des métaphores. Aujourd’hui, j’ose de plus en plus aller vers la fiction et les dialogues, car j’ai plus de recul sur mes émotions et j’ai compris que pour faire un film il faut se mouiller! Et si c’est raté, tant pis, on essaie autre chose et on avance.
M. : Dans L’Effroyable Influenceuse, ton écriture est entièrement dédiée à une parodie savoureuse de la superficialité des influenceur(se)s. Quelle en était l’envie ?
E.H. : J’avais envie d’exprimer mon angoisse des réseaux sociaux, cette façon que l’on a de vouloir se rendre désirable, enviable auprès des autres, quitte à ressembler à tout le monde. On a perdu tout recul, assimilé des comportements absurdes sans même s’en rendre compte. On calcule tout, on se met en scène au lieu de vivre. D’ailleurs, mes réflexions sur ce projet m’ont vraiment éloignée des réseaux sociaux. Mais j’adore le fait que l’humain soit complexe, plein de contradictions, je me moque toujours en premier de moi-même dans mes films.
Je me suis dit qu’avec une vampire, le ridicule de ces actions serait plus visible, et c’est ce décalage anachronique qui rend les scènes drôles. On s’est vraiment amusé sur le tournage.
M. : L’actrice Adèle Simphal se glisse à merveille sous la peau de cette mannequin Instagram férocement superficielle. Pourquoi l’avoir choisie ?
E.H. : La première fois que j’ai vu Adèle, j’ai immédiatement flashé sur elle. Elle m’a tout de suite inspirée, autant pour son physique à la fois animal et sophistiqué, que sa voix singulière et son esprit. Je trouve qu’elle a un jeu très juste, une présence face caméra. Elle s’est beaucoup préparée pour le rôle, que ce soit au niveau de sa gestuelle, son élocution, ses regards. Quand on la voit ça a l’air simple, mais manier le second degré c’est ardu, il faut bien doser ses intentions. Sur les tournages, elle essaie des choses, elle sort de sa zone de confort, sans se soucier de son image. Elle a une sensibilité rare. Je crois beaucoup en elle, je suis sûre qu’elle ira loin.
M. : Ton court métrage témoigne aussi d’une production très soignée. Comment fait-on pour rassembler une équipe et financer un court-métrage d’autrice, avec l’économie que l’on connaît aujourd’hui ?
E.H. : Ça a été un travail de longue haleine. Ce projet était trop décalé pour être sponsorisé, j’ai donc fini par le produire et le financer moi-même. Et c’est tant mieux, car une marque aurait pu dénaturer mon film. C’était beaucoup de débrouille, mais je ne voulais pas faire de concessions malgré le petit budget. J’ai attendu de trouver les décors parfaits. Et puis des copains passionnés, dont j’admire le travail, m’ont suivi sur le projet. La directrice de post-production Wassila Kailali a pris en charge toute la post-prod, car elle aime encourager les projets créatifs. Je me rends compte que pour un réal, c’est très important de faire des films personnels, sans être supervisé, pour ne pas perdre sa voix.
M. : Tu viens de sortir une nouvelle pub pour Kérastase. Quels projets arrivent ensuite pour toi ?
E.H. : J’ai des projets de pub, mais surtout je vais écrire mon premier vrai court-métrage avec un scénariste. Je ne me donne pas de limite de temps, on verra où ça mène.
M. : Tes fans demandent un troisième clip pour Alice & Moi, c’est à l’ordre du jour (ndlr : l’interview a été réalisée avant la sortie de Je suis fan) ?
E.H. : Ahaha mes « fans » ne vont pas être déçus, le 3ème clip pour Alice & Moi est sorti vendredi dernier ! Ça s’appelle Je suis fan. On a voulu parler du même thème que L’Effroyable Influenceuse : jusqu’où peut-on aller pour être aimé/liké ?
M. : Ma dernière question est la signature chez Arty Magazine. Quelle est ta définition d’une artiste ?
E.H. : Ma vision d’un/e artiste, c’est une personne qui a un besoin viscéral de créer pour extérioriser ses émotions, et qui est prêt à vouer sa vie à son art, peu importe qu’il soit connu ou non. C’est son obsession.