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Avec « Passe-passe », Martine Lombard nous raconte ses mille et une vies

Avec « Passe-passe », Martine Lombard nous raconte ses mille et une vies

Anaïs Delatour

Les histoires de Martine Lombard révèlent toutes une brèche, une blessure. Ce sont tantôt des parcours de vie cabossés, tantôt des individus à un tournant de leur vie que l’on retrouve dans Passe-passe, recueil de nouvelles paru le 17 septembre 2021 aux éditions Mediapop. Pas si étonnant pour une écrivaine qui cherche peut-être toujours à donner du sens à son exil et à sa vie qu’elle réinterroge constamment. Interview d’une autrice en mouvement.

À bien des égards, Martine Lombard est tiraillée entre l’Allemagne et la France, entre son pays d’origine et son pays d’adoption. Née en 1952 à Dresde, capitale de la Saxe, un land de l’Est de l’Allemagne, Martine Lombard quitte la RDA trois ans avant la chute du mur de Berlin, en 1986. C’est en France, et plus spécifiquement à Paris, qu’elle trouve exil en faisant un mariage blanc avec un professeur d’université. Elle poursuit alors ses études de langues à la fac et entre à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs. C’est à la commission de Bruxelles, puis au Conseil de l’Europe à Strasbourg, là où elle vit encore aujourd’hui, qu’elle exerce son métier d’interprète.

L’écriture arrive plus tard, et entre l’allemand et le français, Martine Lombard ne choisit pas. C’est en 2019 qu’elle publie son premier roman, paru en Allemagne et non traduit en français. En revanche, elle mettra plus de temps à écrire en français, alors même qu’elle considère la France comme son pays de liberté d’expression suite à son départ forcé de RDA. Passe-passe est alors son premier récit en français et aborde, entre autres parcours de vie mouvants, le fait de quitter son pays pour en découvrir un autre en s’adaptant, en changeant, en se souvenant, en revivant… Le recueil de nouvelles devient alors une forme d’exutoire pour son autrice.

Passe-passe de Martine Lombard, disponible aux éditions Mediapop, est un recueil de treize nouvelles où autant de personnages arrivent à un tournant de leur vie
Anaïs : L’écriture arrive tard dans votre vie. Qu’est-ce qui vous a déclenché ce besoin d’écrire ?

Martine Lombard : En réalité, j’écrivais déjà des textes pour moi. Mais c’est vrai qu’il y a eu une phase de ma vie où je n’ai rien écrit, au cours de laquelle je me sentais perdue. J’avais l’impression de ne plus avoir de sujets, de ne plus être légitime quand je suis arrivée en France parce que je ne connaissais rien de ce nouveau pays. J’ai vraiment ressenti que j’étais en exil, en me demandant comment les gens en exil retrouvaient leurs sujets, et de quoi ils parlaient.

A. : Et comment l’écriture est-elle revenue ?

M.L. : Curieusement, elle est revenue quand j’ai eu mes enfants. Peut-être que j’avais enfin retrouvé un environnement dans lequel je me sentais bien pour écrire. C’est aussi le moment où j’ai un peu changé professionnellement pour un environnement très terre à terre qui m’a reconnecté avec la vraie vie.

A. : C’est-à-dire ?

M.L. : À ce moment-là, j’avais un poste à plein temps chez Arte, mais j’ai décidé de rendre la moitié pour ne pas évoluer seulement dans le même milieu socio-professionnel. J’ai alors repris mon travail d’interprète en freelance en même temps pour être au contact d’univers différents. D’ailleurs, j’en suis maintenant à un stade où j’ai envie de me réorienter pour pouvoir consacrer plus de temps à l’écriture que je souhaite développer en allemand et en français sur des sujets différents.

A. : Et vous avez décidé de vous lancer en français dans l’écriture de Passe-passe. Pourquoi avoir changé de langue ?

M.L. : Même si j’ai plus de mal à écrire en français, cela me désinhibe énormément de pouvoir raconter des choses sur l’Allemagne à un autre pays. Et je me sens aussi plus libre de le faire. J’ai écrit certains textes en français car j’estime qu’il peut y avoir un contrôle social du côté de mon pays d’origine. J’ai plus de liberté en français pour aborder des sujets de souffrance liés à mon passé en Allemagne. La deuxième raison est que je voulais échanger mes textes avec d’autres auteurs français, donc ça m’a obligé à les formuler en français. Encouragée par les autres auteurs, j’ai fini par envoyer un texte de quatre pages à un éditeur, qui m’a soutenu dans mon projet de recueil de nouvelles.

A. : Il y a beaucoup de vous dans ce recueil, notamment dans la nouvelle sur les jeunes femmes qui fuient l’Allemagne de l’Est. Jusqu’à quel point racontez-vous votre propre histoire ?

M.L. : Il y a un peu de moi dans chaque nouvelle. Parfois, je me cache même derrière des personnages masculins. Mais ce qui est drôle est que je ne savais pas à quel point j’avais envie de raconter mon histoire avant d’écrire ces nouvelles.

A. : Avez-vous été vous-même approchée par la Stasi comme vous le racontez dans La candidate ?

M.L. : Oui, ils ont vraiment tenté de me recruter ! Le recueil contient le procès-verbal quasi original que j’ai retrouvé à la chute du mur. Il fallait que je le raconte. En plus, ce fameux PV m’a permis de prouver que je ne m’étais pas faite compromettre à la chute du mur. C’est comme si la Stasi m’avait écrit de quoi montrer patte blanche. Cette tentative de recrutement fait typiquement partie des raisons pour lesquelles j’ai fui la RDA. Je sentais un étau se resserrer sur moi. Par exemple, on m’avait dit que je pouvais rester à l’université seulement si j’adhérais au parti. Je ne l’ai pas fait et ils ont commencé par me retirer ma bourse.

A. : C’est un traumatisme aujourd’hui ?

M.L. : Ce n’est pas un traumatisme, mais je pense que j’ai une certaine vigilance face aux abus et à la privation de vie privée. Le fait de faire partie de quelque chose et d’accepter de plus en plus de choses est aujourd’hui beaucoup plus lisse, mais je ne trouve pas ça si évident de faire ses propres choix dans ce contexte.

A. : Ne serait-ce pas justement pour expier vos traumatismes que vous avez décidé d’écrire ce recueil de nouvelles ?

M.L. : C’est peut-être plus vrai que je ne le pense moi-même. Je ne l’ai pas vraiment décidé, c’est comme si ces sujets de nouvelles s’étaient imposés à moi. J’avais initialement des projets de romans complètement déconnectés de mon histoire que j’ai mis de côté pour écrire ces nouvelles. Ces sujets devaient être accumulés quelque part en moi.

A. : Vous abordez des thèmes comme l’exil, le handicap ou la dépression. Vous aimez aborder l’intime, le sensible, non ?

M.L. : L’avantage en littérature, c’est que tout est permis. J’aime aborder des choses que l’on n’avoue pas ou qui ne sont pas très flatteuses, comme la soumission, la dépendance émotionnelle, ou amoureuse. Ce sont des choses dans lesquelles on peut totalement se perdre. Au sujet du handicap, c’est clairement tabou d’en parler car cela vous rend tellement fragile, voire peut vous jeter en pâture.

A. : À la lecture du recueil, on remarque évidemment que le passage d’une vie à une autre vous inspire particulièrement, cette idée d’être au tournant de sa vie pour aller vers autre chose. Pourquoi ?

M.L. : D’une part, je crois que c’est quelque chose qui me fait peur. Et d’autre part, je l’ai pas mal pratiqué et je sais, par expérience, que ces moments peuvent permettre de se réinventer. Avoir peur de la vie, c’est quelque chose qui empêche tout. Ne pas en avoir peur demande une grande capacité d’adaptation car il ne faut pas tout le temps rester sur les rails. Il faut embrasser les possibilités de nouveaux départs, et même en vieillissant, je pense qu’on a toujours des possibilités de faire un nouveau départ. J’aime bien sentir que j’ai toujours les cartes en main.

A. : Vous parlez aussi souvent de parcours de vie qui dérapent : une mère modèle qui tombe amoureuse d’un autre, un cadre commercial qui fait un burn out… Pensez- vous que tout le monde puisse déraper à un moment de sa vie ?

M.L. : Je pense que oui. On peut tous, du jour au lendemain, perdre toutes certitudes, même sans forcément avoir senti qu’il y avait des indicateurs dans notre vie. Cela vient soit de quelque chose qui ne nous convient plus, soit de quelque chose qui ne convient plus à l’autre. Mais il faut déraper, ou au moins se remettre en question. Ceux qui ne déraillent jamais ont quand même une vie assez pauvre, non ?

A. : Votre écriture est empreinte d’une certaine nostalgie. Avez-vous des regrets ?

M.L. : Ah ! Je pense que je suis toujours en recherche d’un paradis d’enfance, même si j’ai conscience qu’il n’a probablement jamais existé. Je peux être parfois nostalgique de ces moments où l’on sent que l’on a toutes ses forces comme quand l’on est enfant, ou des premières fois. Comment fait-on ensuite pour retrouver les sensations éprouvées lors d’une première fois ? En même temps, j’aime bien traverser ma vie en me disant que tout n’est pas perdu. Je me sers souvent de ma nostalgie pour retrouver la fougue et la fureur de vivre.

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