« Maudit ! », Emmanuel Parraud sur les traces de la mémoire coloniale
Comédienne et critique de film, Sidney se promet de reproduire…
Maudit ! est un film fantastique immersif qui interroge la mémoire esclavagiste et coloniale de l’île de la Réunion.
À travers l’allégorie d’Alix, un homme en proie à des troubles psychiques et des visions, Emmanuel Parraud scanne la psyché d’une île lacérée par les conséquences de son passé et la domination française actuelle. Enfermé dans les dédales de son esprit, Alix part dans la forêt sauvage à la recherche de son ami disparu dans la nuit. Marcelin est-il toujours en vie ? Sinon, de quoi est-il mort ? De la main d’Alix ou des suites de sa reddition amoureuse inconditionnelle face à la métropole ? Une chose est sûre : au cœur de La Plaine des Palmistes, les ancêtres ne dorment pas…
La Réunion, une identité hybride torturée
Ce film descend en profondeur dans l’histoire d’une terre où tous les habitants sont reliés à au moins un ancêtre réduit en esclavage, ou esclavagiste. Le film s’ouvre comme une énigme, sur un tunnel sombre. Qu’il y a-t-il au bout de ce tunnel et derrière la brume des Hauts ? Quels troubles l’héritage de la violence coloniale engendre-t-il, de génération en génération ? Les mémoires réactivées de l’esclavage via l’éducation, le militantisme, les nouveaux médias peuvent-elles se matérialiser par un grand malaise identitaire, un manque d’estime et de confiance en soi ?
Voici les questions que soulève ce film exclusivement tourné en créole réunionnais. Une façon de souligner les méandres d’une culture tissée d’ici et d’ailleurs, de poésie et de violence. Ce créole est dépositaire d’une identité plurielle, composée de traces, de secrets et de mystères enfouis ; l’opacité apparente de l’Histoire se laisse traverser par cette langue qui ne cesse de créer des échappatoires, des pistes pour se ressaisir et embrasser ses propres racines. Le réalisateur nous immerge dans une culture réunionnaise qui affiche un rapport à soi hybride. Hybride, voilà aussi la démarche esthétique qui caractérise ce film. L’imagerie relève de l’underground, de la dégénérescence du verbe et des mouvements, de l’inquiétante étrangeté de l’ombre voilée et d’une lumière malade d’elle-même.
L’ambiance du film nous prend aux tripes. Impossible de lâcher des yeux les pas tâtonnants d’Alix perdu au fond de son esprit, à la fois brouillé et éclairé par la souffrance des ancêtres de l’île. La disparition de son ami Marcellin ne peut être acceptée, ni assumée avec les mots, si ce n’est pas l’abus ou l’enivrant abandon de soi aux forces irrationnelles. Nous trébuchons en même temps qu’Alix sur les racines des arbres dans la forêt, nous sommes pris avec lui dans une cloche de verre dont les parois nous renvoient nos peurs inconnues et l’immense mal qui ronge les peuples persécutés.
Une mémoire à vif et à sang
Une partie d’un film est tournée au musée Villèle où Alix déambule, finissant sa visite dans une sorte de parloir en verre surplombé d’une croix catholique dont les vitres sont imprimées de noms d’esclaves. Serait-ce un soufflet destiné à l’artiste sud-africain Brett Bailey, qui avait mis en scène des zoos humains dans son installation-performance Exhibit B, centrée sur l’Histoire occultée du racisme et les rapports de pouvoir dominants/dominés actuels ? Est-ce un contre-point à l’exposition crue de corps réduits à la condition d’objet sans émotions ?
À n’en pas douter, Parraud préfère orienter notre regard sur les paysages de la Réunion sur lesquels sont tracés en surimpression, à travers les vitres du parloir, les noms de ces personnes réduites en esclavage. Une manière aussi d’épaissir le silence des morts dont les corps ne font plus qu’un avec la terre, les arbres, le vent, la boue et le brouillard de l’aube. Leur silence exige une compensation en contrepartie de leur éternel exil. L’exil qui les a tenus enchaîné à la souffrance, dérobés à leurs racines, effacés des mémoires et des récits, forcés à devenir des fantômes avant d’être des ancêtres. D’ailleurs, leur silence se matérialise dans le film par une musique expérimentale sans mots, codée comme une langue venue d’un univers parallèle. Mais même partis, ils demeurent dans l’Histoire locale et universelle. À travers Maudit !, ils semblent s’adresser directement à notre mémoire commune, celle qui traverse les âges et les espaces. Ils se rappellent à nous avec les mêmes armes qui les ont terrassés : la violence et l’odeur du sang. Ils nous reviennent, de préférence avant le lever du soleil ou à la tombée de la nuit, quand nous redevenons sensibles à tous les bruits confus qui siègent en nous.
Maudit ! place la focale au centre de cet espace aveugle de la mémoire, où la lumière ne pénètre qu’à force de brisures et de coups sur une carapace de honte. Nous voilà au plus près du for intérieur d’un peuple secoué par les conséquences directes des ravages du colonialisme français et de l’esclavagisme.