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Pierre Fréha : « J’ai noué une vraie relation amoureuse avec la Turquie »

Pierre Fréha : « J’ai noué une vraie relation amoureuse avec la Turquie »

Anaïs Delatour

Bella Ciao Istanbul, le nouveau roman de Pierre Fréha, oscille entre carnet de voyage, roman politique et social, et enquête policière.

Son roman porte le nom d’un chant révolutionnaire. Exaspéré par la situation politique et sociale en Turquie, ce pays dont il est tombé amoureux et dans lequel il vit, Pierre Fréha signe un nouveau roman, Bella Ciao Istanbul, paru le 9 janvier 2023 aux Editions Most. Sous couvert d’une intrigue policière fictive, le fond est bel et bien politique et social. Pour son auteur, c’est également un récit cathartique, comme un adieu à un amour que l’on aimera toute sa vie mais dont on ne peut plus. Il porte aujourd’hui un regard critique sur l’envoûtante Istanbul.

Anaïs : Ce n’est pas la première fois que l’un de vos romans prend pour toile de fond un pays étranger, voire même c’est un exercice dont vous êtes plutôt expert. Vous êtes un conteur de voyage ?

Pierre Fréha : En quelque sorte. Je ne suis pas très bon pour parler de la France. Je suis un déraciné, je suis né en Algérie et suis arrivé en France à l’âge de 8 ans.

A. : D’où cela vous vient-il ?

P. F. : De mon premier roman. J’étais en maîtrise d’anglais et j’ai eu l’idée d’écrire une fiction. Ce n’était pas du tout l’exercice imaginé par le maître de conférence en question mais il a quand même accepté. Il a beaucoup apprécié et m’a donné envie de continuer dans l’écriture. J’ai donc transformé cette fiction en un premier roman, qui s’appelait Anglo-lunaire, et qui se déroulait à Londres. J’avais déjà choisi de parler d’un autre pays que le mien.

A. : Et il s’en est suivi d’autres pays jusqu’à la Turquie aujourd’hui.

P. F. : Oui. Il y en a par exemple un sur l’Algérie où je suis né, un sur l’Inde où j’allais beaucoup à l’époque, un sur le Sénégal, puis la Turquie est arrivée dans ma vie il y a maintenant 10 ans et j’en suis au deuxième roman qui se déroule dans ce pays.

A. : Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture de ce nouveau roman sur Istanbul ?

P. F. : Je crois que, même si mon histoire est une intrigue policière, j’avais envie de témoigner une certaine colère que j’ai à propos de cette ville, de son régime politique et de son conservatisme très lourd.

A. : Au-delà de l’intrigue policière qui est effectivement présente, votre livre est finalement entre le carnet de voyage et le roman politique.

P. F. : C’est vrai. C’est le compte rendu d’une expérience de voyage et d’une expérience de vie dans un contexte politique particulier avec une intrigue policière qui vient justement casser le côté carnet de voyage. Je voulais volontairement le casser. J’ai écrit des carnets de voyage mais j’avais cette fois envie d’un truc plus radical, plus violent. Cela correspond à un moment où j’étais moi-même dans une phase de violence intérieure à cause du confinement. Mais aussi, parce que c’est ce qu’Istanbul m’inspirait.

Effectivement, la douceur de vivre des rues d’Istanbul donne envie…
A. : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller vivre à Istanbul ?

P. F. : À l’origine, en regardant des reportages ! J’ai décidé presque instantanément que je voulais y vivre et j’ai débarqué, non sans précautions. Je suis arrivé début 2010 à Istanbul et j’ai eu un véritable coup de foudre ! C’est une vraie histoire d’amour. Je me suis mis à fond pour apprendre le turc et il s’est passé un truc inexplicable. J’ai aimé tout ce que je découvrais, comme quand on tombe amoureux de quelqu’un. On ne sait pas forcément pourquoi, ni même si cette personne le mérite.

A. : Par quoi avez-vous été séduit ?

P. F. : Beaucoup de choses : l’héritage de Constantinople, la douceur de vivre, la tradition des hammams, la cérémonie du thé absolument partout… Et en même temps, tous ces éléments masquent une certaine violence.

A. : En tout cas, en vous lisant, l’immersion à Istanbul est parfaite. Comment vous êtes-vous documenté pour écrire le roman ?

P. F. : J’ai fait des recherches mais j’ai aussi énormément parlé avec les gens. J’ai rencontré des Arméniens, des Grecs… J’ai bien évidemment beaucoup lu mais je ne me suis pas laissé absorber par la documentation. Il fallait que mes scènes et mes dialogues soient crédibles donc il fallait par exemple que je sache ce que c’est que d’être Grec à Istanbul. Au fond, je suis un grand reporter de l’âme. Je ne suis absolument pas un grand reporter au sens journalistique du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui sait des trucs incroyables sur les mafias actuelles au sein du pouvoir turc par exemple.

A. : Tout part d’un billet d’avion non remboursé et d’une compagnie aérienne qui fait faillite. Cette histoire vous est-elle vraiment arrivée ?

P. F. : Oui ! Et ce que je décris dans le livre est exactement ce que j’ai ressenti, j’ai eu la trouille quand j’ai raccroché ! Par contre, s’il se passe ensuite des choses dans le livre, en réalité, il ne s’est rien passé du tout.

La célèbre mosquée byzantine Sainte-Sophie est un grand incontournable d’Istanbul.
A. : Vous dites qu’il y a pas mal d’anecdotes de votre vie à Istanbul dans le roman. Quelle est la part de vrai et de faux ?

P. F. : Plusieurs anecdotes sont vraies. Il y a cette scène qui m’a beaucoup surpris dans laquelle j’étais en petite tenue à la fenêtre parce qu’il faisait une chaleur de plomb dehors. Je voulais me protéger de l’extérieur mais je n’ai visiblement pas tiré le rideau assez vite pour qu’un voisin et sa femme, bien entendu voilée, m’aperçoivent et se mettent à hurler en appelant les gendarmes. Il ne s’est finalement encore une fois rien passé mais je me suis quand même demandé dans quoi j’étais. Dans un autre quartier d’Istanbul, cela ne serait pas arrivé mais mon quartier est très conservateur. Beaucoup d’anecdotes que je raconte sont en fait liées à un besoin de liberté que je n’ai pas forcément en Turquie.

A. : Il y a donc des quartiers plus progressistes, c’est ça ?

P. F. : Il y a vraiment deux Istanbul : un Istanbul très occidental, où les jeunes femmes ont la liberté de s’habiller et de se maquiller comme elles le veulent et un Istanbul conservateur qui soutient Erdogan et dont la mainmise de la religion est assez incroyable. La société est extrêmement fracturée entre ces quartiers conservateurs et ces quartiers aisés et culturellement avancés. Le problème est que les conservateurs ne veulent pas lâcher et sont marginalisés par les autres.

A. : Vous abordez la liberté d’expression en Turquie, dont on sait qu’elle est énormément bafouée par le régime d’Erdogan. Qu’en est-il de la liberté d’expression des citoyens aujourd’hui en Turquie selon votre expérience ?

P. F. : Depuis les événements dits « de Gezi » en 2013, qui est le dernier mouvement protestataire en Turquie ayant quand même été comparé au Printemps arabe ou à Mai 68, les Turcs ne parlent plus de politique. Ils n’ont plus tellement d’espoir. En même temps, cette petite révolution s’est terminée par des morts et des milliers de blessés alors qu’elle n’a duré à peine plus d’une semaine. Depuis, les gens ne disent plus rien, en tout cas publiquement. Et ce qui se ressent énormément est que les jeunes rêvent de quitter la Turquie.

A. : Et pourtant, vous parlez souvent de la fierté d’être Turc. Les Turcs sont-ils plus nationalistes que d’autres peuples selon vous ? Et pourquoi le restent-ils ?

P. F. : Ils sont nationalistes parce que c’est un jeune pays. La Turquie moderne naît en 1923 à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman, défait à la fin de la Première Guerre mondiale. Ils ont développé un certain nationalisme, presque comme leur seul moyen de survivre.

Le Centre culturel Atatürk, place de Taksim à Istanbul, début juin 2013 à la fin des événements de Gezi.
A. : Votre personnage principal Danilo Brankovic aime Istanbul, comme il la déteste. Est-ce aussi votre cas ?

P. F. : Complètement. C’est comme une histoire d’amour entre deux personnes. En plus, comme je suis célibataire, je suis capable de nouer une vraie relation avec un lieu ! Je viens de passer deux mois à Sarajevo et heureusement que je ne suis pas tombé amoureux ! Sinon, j’aurais été obligé de déménager. Mais avec la Turquie, c’est une vraie relation amoureuse. Et comme dans toute relation, j’ai ensuite découvert les défauts de la ville et j’ai fait avec. Mais, je ne suis pas pour autant en paix dans ce pays. Je suis sûr qu’il existe un pays où je pourrai trouver la paix. En même, j’ai choisi un pays hyper conflictuel qui vous pousse à vous énerver. Ces églises abandonnées, ces synagogues détruites, cette absence de travail de mémoire… c’est trop ! Il y a une vraie négligence du peuple au service de la nation turque.

A. : Aujourd’hui, aimez-vous toujours la Turquie ?

P. F. : Je commence à avoir envie de découvrir autre chose. Je suis finalement peut-être déjà à la recherche d’un nouveau pays.

A. : Quelle est votre définition d’un artiste ?

P. F. : Pour moi, c’est quelqu’un qui cherche mais qui ne trouve pas.

A. : Ont-ils de la place en Turquie ?

P. F. : Oui. Je pense que l’artiste arrive à s’imposer partout, non forcément sans danger, mais il est en tout cas nécessaire au monde dans lequel il vit. Les Turcs ont besoin des artistes.

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