« Planet’s Mad » : Le chant des aliens de Baauer
Fondateur et ex-rédacteur en chef d'Arty Magazine, le grand manitou…
Célébré pour son Harlem Shake en 2012, le new-yorkais Baauer vient de dévoiler son second opus Planet’s Mad, accompagné d’un film de 40 minutes retraçant une invasion alien sur la planète Terre. Un exorcisme dansant et euphorique de nos anxiétés actuelles.
Les crises actuelles inspireront-elles le cinéma de science-fiction comme la Guerre Froide a pu le faire ? Sans doutes. Les attentats parisiens de 2015, les gilets jaunes en 2019 et les manifestations récentes contre les violences policières ont créé un climat d’anxiété collectif en France et ailleurs. Au cinéma, Clint Eastwood s’en est déjà emparé sans prises de recul avec 15H17 pour Paris et le plus réussi Le Cas Richard Jewell qui se voulaient à la température de la planète.
Les acteurs de l’industrie musicale se font plus discrets sur tous types de commentaires sociaux. Si on a assisté à une levée de boucliers après le meurtre de George Floyd, le mouvement #TheShowMustBePaused n’a abouti sur aucune création significative pour le moment. Qui lèvera la voix pour donner à notre époque l’équivalent des protest songs de Bob Dylan ? Avec sa trap sortie des entrailles de la Terre, Baauer réunit la culture club et l’héritage de science-fiction pour évoquer les instabilités sociales chroniques. Et c’est sans doutes l’un des premiers sous cette forme.
Faire table rase du passé
L’an de grâce 2012 où Baauer faisait danser la planète avec le Harlem Shake semble définitivement révolu. Son Planet’s Mad arrive alors que son statut de producteur est déjà affirmé, mais il lui faut tenir la longueur qui l’éloignerait de sa réputation de one-hit-wonder – littéralement « l’homme d’un seul hit » pour un artiste qui n’a jamais renoué avec la performance de son tube le plus connu. En narrant avec son second album l’attaque de notre planète bleue par une espèce d’aliens bizzaroïdes, Baauer fait table rase de son passé.
Dans le film éponyme, l’artiste détruit son appartement new-yorkais et envoie valser l’ordinateur où il produit sa musique. Son précédent disque Aa voyait défiler une ribambelle d’invités prestigieux parmi lesquels M.I.A., Future, Pusha T ou encore Rustie. Ici, aucun featuring en vue pour l’épauler, exception faite de Bipolar Sunshine sur Home. Aucun doute, Baauer part à la rencontre de l’inconnu, et nous avec lui.
Les codes du film catastrophe
Dès le morceau d’ouverture de l’album, Planck, l’artiste met en scène un tumulte épique avec son synthé supplicatif, ses basses tapageuses, sa progression distordue. Soudain, on peut entendre une voix porteuse d’espoir qui annonce le nom de Baauer, dans la plus pure tradition des MC new-yorkais… Avant de se transformer en chœur féminin inquiétant.
Dans le film réalisé par Studio Actual Objets, composé de Rick Farin et Clair Cochran, c’est le moment choisi où une jeune fille se fait enlever pour la planète extraterrestre. Cette première apparition humaine va précipiter le chaos à venir avec le single qui donne son titre à l’album : Planet’s Mad. Dans une orgie de basses et de synthés fous, la puissance sauvage du morceau nous laisse hagard tandis que Times Square s’embrase dans une séquence de film-catastrophe évoquant le porn-destruction Cloverfield.
Au milieu du mouvement de foule, l’avatar 3D de Baauer regarde impuissant sa ville se disloquer. Aucun coup de feu n’est tiré, ni de rayon laser pointé contre la population ou de vaisseau menaçant l’horizon. La caméra rétablit la vérité en quittant New-York dans un efficace plan-séquence pour nous montrer l’envers du décor : la planète pacifique des aliens.
La trap, musique par et pour les aliens
Dans l’univers des aliens – ressemblant comme deux gouttes d’eau au jeu vidéo Spore, chaque bestiole incarne un instrument. Ou plutôt le joue. Un démon échappé de God Of War pose son gimmick vocal. Des monstruosités volantes interprètent des synthés. Pour parachever le tableau, une tribu de bipèdes se trémousse au cœur de la jungle sur la house tropicale de Yehoo. Gardant son inflexion tribale, le producteur nous sert l’un des meilleurs morceaux de l’album avec Pizzawala : chant distordu, progression hypnotique et visuel décalé.
Les créatures de l’espace font corps avec la musique en l’interprétant et en dansant, comme si elles étaient la source d’inspiration même de l’album. Au début du film, l’ordinateur où compose Baauer lui échappe des mains à l’instant précis où les aliens atterrissent à New-York – comme la petite fille aimantée par la planète. Le producteur incarne son inspiration protéiforme par la diversité des aliens, aussi colorés que ses influences world, aussi itératifs que ses boucles électro, aussi étranges que sa trap baroque.
Entrer en confiance, entrer dans la danse
L’album atteint son climax avec Reach Up Don’t Stop. Dans le film, les humains découvrent que les aliens ne sont pas de dangereux envahisseurs, mais de joyeux drilles organisant une rave géante dans le métro. Sur le beat abrasif et énervé du titre, la foule new-yorkaise expulse ses sources d’anxiété et se retrouve dans la communion plurielle. La « planète folle » n’est ni celle des aliens, ni la nôtre, mais l’utopie d’un rassemblement métissé qui a la fête en commun.
La sphère ronde et lumineuse des extraterrestres perd sa dimension inquiétante pour tourner dans l’espace comme la familière boule à facettes. Le récit est alors plié : Baauer serre la main d’un alien courgette, les deux univers fusionnent, jusqu’à former une lava-lampe géante.
Tout va bien qui finit bien
Les inquiétudes contemporaines parcourent par intervalles la pop culture ; Billie Eilish a pris la parole avec son célèbre Our House Is On Fire, Moby a témoigné ses inquiétudes écologiques avec All Visible Objects, Grimes a prophétisé l’avènement d’une néo-humanité avec Miss Anthropocene. Mais aucun album-concept n’avait résumé le sentiment global qui parcoure nos sociétés actuelles en prenant la distance nécessaire.
En activant l’ensemble des leviers de la pop culture, la possibilité illimitée de création du jeu vidéo, le décalage utopique de la sci-fi et le mouvement intergénérationnel de la culture club, Baauer ancre sa planète folle dans notre tempo. C’est aussi un album qui invite à dépasser nos inquiétudes pour rejoindre la transe collective, et qui est donc viscéralement positif. Avec l’ultime morceau, Group, le film rappelle avec une esthétique croisant les expérimentations enfantines de Michel Gondry et le psychédélisme de la scène finale de 2001, l’Odyssée de l’espace que nous ne sommes qu’une petite poussière dans l’infini.
Nos remous intérieurs n’ont pas d’impact sur la quiétude extérieure. Le métrage s’achève sur Baauer dodelinant de la tête, la rue en bande-son, la planète voisine à la fenêtre. Le chant des aliens est celui de la sérénité retrouvée.