« Sans filtre », une satire sur l’univers du luxe qui prend l’eau ?
Professeur de lettres à ses heures perdues et inconditionnel du…
Seconde palme d’Or pour Ruben Östlund après The Square en 2017, Sans Filtre est une véritable consécration pour le réalisateur suédois. Après beaucoup d’attente, le public français peut enfin découvrir le film au cinéma, avec l’étonnante performance de la regrettée Charlbi Dean.
Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine tandis que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent quand une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.
Une satire sociale et un regard anthropologique
Faut-il croire que critiquer les dysfonctionnements sociétaux est devenu chose courante dans l’industrie cinématographique scandinave. Dans Snow Therapy, « premier chapitre » de la trilogie satirique de Ruben Östlund, le cinéaste questionne le rôle du patriarcat face à une catastrophe naturelle. Dans le second, The Square, l’absurdité de la spéculation financière dans le monde de l’art. Et enfin, tout ce qui est relatif à la mode et par extension au luxe dans Sans Filtre. Au XVIIe siècle, le théâtre de Molière se basait sur la doctrine latine du poète Santeul « Castigat Ridendo Mores ». Traduction : corriger les mœurs par le rire. Le réalisateur l’a saisi. Et quitte à se faire entendre, il ne faudrait pas y aller de main morte.
D’apparence, Carl et Yaya forment le couple parfait. Un soir, après avoir participé à un défilé au titre quelque peu douteux, « Everyone’s Equal », les deux jeunes personnes décident de dîner dans un restaurant cinq étoiles. Seulement, Yaya passe la soirée en compagnie de son amant qui n’est ni plus ni moins que son téléphone, ou GSM comme diraient nos amis belges. Toujours est-il de préciser qu’elle est dans la mode. Être influenceuse est de rigueur dans cet univers.
C’est le moment de l’addition. Qui doit régler ? Dans cette société genrée, il faudrait que ce soit l’homme. Armé de sa CB, Carl s’apprête à la poser sur la table. Bingo. Sueurs au front, il hésite. Dans l’industrie de la mode, la différence salariale entre les deux sexes est flagrante. Les hommes vivent l’équivalent de ce que les femmes ont à affronter dans une société patriarcale. Du moins, c’est ce que Ruben suggère dans cette scène. Progressivement, le champ contre-champ change de rythme en parallèle à l’altercation provoquée par la note. Le malaise domine, et Ruben le maîtrise parfaitement. Les masques tombent. Carl et Yaya sont littéralement nus. C’est ce dont il va être question durant tout le film.
Sans Filtre se compose en trois parties : Carl-Yaya, le bateau et l’île. Ce dernier « chapitre » de la trilogie vise le comportement parfois désabusé des riches dans ce monde où l’argent coule à flot. Dans ce triptyque, le réalisateur suédois se moque plus précisément de la masculinité à l’époque moderne. Un temps où la faiblesse du mâle alpha ne devrait plus être taboue. La domination sous toutes ses formes inquiète notre réalisateur. Notons qu’il s’agit de son premier film entièrement tourné en anglais. Ruben Östlund reste assez partagé à l’idée de l’avoir fait d’autant que la culture scandinave fait face à une domination anglo-saxonne sur le plan linguistique. Revenons à nos moutons. Parmi les différents types d’arts, ni l’architecture, ni la sculpture ou la littérature pourrait être le vecteur permettant de véhiculer toutes ces idées. Seul le cinéma en est le garant car selon son mentor, le producteur suédois Kalle Boman, « tous les films changent la société. »
Une Palme d’or méritée ?
L’étonnant Snow Therapy et le magnifique The Square nous orientent vers un terrain bien précis : la satire. Sans Filtre suit naturellement le fil. Le titre original Triangle of Sadness s’inspire, ou devrait-on dire, se moque catégoriquement des techniques de chirurgie (la ride au niveau des sourcils peut être arrangée avec du Botox). Selon lui, l’obsession du paraître en occident prime, en dépit du bien-être qui lui se classe en seconde position sur le pôle. Curieusement, le film ne va pas traiter de chirurgie mais annonce en amont au spectateur qu’il va être témoin d’une véritable mascarade. L’aspect grotesque et trivial sont nourris par l’avidité de ces personnes riches, et obnubilées par le culte de l’apparence. C’est le moment où les scènes dérangeantes qui nous sont familières font irruption, en l’occurrence sur le bateau.
Toutefois, au même titre que Once Upon a Time in Hollywood, l’attente insurmontable du passage sanguinaire chez Tarantino ou du grotesque chez Öslund ne prend plus. Le public est d’ores et déjà familiarisé à ces scènes et par conséquent, ne peut être de nouveau surpris. Jubiler sur son siège pourrait être une option. Certes, chaque scène ou passage de film a sa propre part de singularité, mais force de répétition, la magie n’opère plus. C’est le cas de Sans Filtre. Le schéma de la fracture sociale emprunté au chef-d’œuvre de Lina Wertmüller, Vers un destin insolite sur les flots bleus de l’été (présente notamment en dernière partie) s’essouffle par moment bien que la référence soit louable. Un schéma manichéen – les riches sont les méchants malgré eux, trop prononcé ? Peut-être. Sans Filtre aurait pu se terminer en apothéose mais il manque considérablement de la pertinence et l’orchestration magistrale de The Square.
La critique sociale fait – désormais – partie des critères académiques du festival de Cannes. Si on devait faire l’analogie, on constate rétrospectivement que les films primés (Une affaire de famille de Kore-Eda Hirokazu en 2018 et Parasite de Bong Joon-Ho en 2019) ont aussi pour thématique la critique sociale. Mais Ruben Östlund, lui, va encore plus loin. Le milieu très distingué pour ne pas ainsi dire guindé que critique le réalisateur avec véhémence dans le film, n’est ni plus ni moins le reflet du royaume cannois. Une tendance sadomasochiste de la part des directeurs du festival qui peut laisser perplexe. Merci pour ce syndrome de trivialité Ruben. En somme, malgré un manichéisme très prononcé, le film clôt avec stupeur ce triptyque de la masculinité au XXe siècle.
Un 3ème chapitre jubilatoire pour la saga acerbe de Ruben Östlund
Si tu rêves d'un crossover entre le Titanic et La Grande Bouffe
Si tu n’aimes pas le grotesque poussé dans ses ultimes retranchements
Si tu es émétophobe, fuis